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députés mandés au boulevard de Clichy n’avaient point été injuriés. Cela prouve que M. Jules Simon a l’ouïe un peu dure ou l’humeur très indulgente ; il est peut-être aussi trop habile et tient trop à ne pas se brouiller bruyamment avec la république extrême. La scène n’a pas moins existé ; elle révèle dans la démocratie parisienne des scissions qui ont leur contre-coup naturel dans la gauche. M. Jules Favre, qui a rejeté fièrement la sommation des mandarins de troisième classe du boulevard de Clichy, n’est point évidemment tout à fait d’accord avec M. Jules Simon, qui l’a reçue avec sa bonne grâce habituelle. M. Picard ne pense pas en tout, même sur les choses essentielles, comme M, Gambetta. Personne ne pense comme M. Raspail, qui ne va nulle part pour ne pas se trouver avec des jésuites, — et encore !

En réalité, dans toute cette confusion il y a eu deux actes d’un véritable esprit politique. L’un de ces actes est la lettre de M. Jules Favre, qui est un non serré et ferme lancé à la démagogie ambulatoire des réunions publiques ; l’autre est une sorte de manifeste, sous forme d’article de journal, où M. Picard combat à mots couverts la politique sommaire des irréconciliables, et où il trace en traits rapides le plan de campagne d’une opposition régulière. M. Picard est un homme qui a plus que de l’esprit, qui a de la raison, de l’instinct pratique, de l’indépendance de jugement. Ce n’est pas un sectaire, c’est un libéral qui a le bon sens de croire que, dans un pays où la souveraineté nationale est un fait acquis, la liberté est pour tout le monde, non pour quelques agitateurs, — qu’il ne suffit plus à une opposition de faire la guerre pour la guerre, de prétendre emporter tout de haute lutte. Que M. Ernest Picard ne craigne pas d’aller jusqu’au bout ; ce qu’il perdra en popularité de clubs, il le regagnera en saine popularité dans le pays. Ah ! si on y songeait bien, si on voulait bien embrasser d’un coup d’œil ferme la situation de la France et ne pas se payer de mots sonores ou ne pas prendre des ressentimens pour de la politique, le rôle de l’opposition pourrait certes aujourd’hui être aussi sérieux qu’efficace. Pendant de longues années, tant qu’on n’était que les cinq dans un corps législatif docile et sous un régime d’omnipotence encore intacte, c’était bon de se renfermer dans une protestation sommaire et inflexible. Tout est changé désormais. Qui ne voit que maintenant l’irréconciliabilité, telle que l’entendent certains esprits, n’est plus qu’une impasse, si elle n’est pas l’insurrection, c’est-à-dire une menace permanente de guerre civile jetée au milieu d’une transformation inévitable. Sans doute il peut y avoir encore des hommes que leurs antécédens ou des scrupules détournent d’une coopération directe. Pour les autres, pour ceux que leur passé ne lie pas, pour le pays tout entier, la vraie politique serait d’aborder la grande question de la fondation définitive de la liberté en France, et d’aborder cette question par ses côtés sérieux, pratiques et féconds. Si on y réflé-