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ger, indécis, plein d’énigmes, sans qu’on puisse deviner s’il le plaint ou s’il lui porte envie. Amaury finit par chercher un refuge contre lui-même dans les austérités de la vie religieuse. L’histoire d’Oswald Stein se termine on ne sait comment; bien que le jeune plébéien maintienne jusqu’au bout sa victoire sur les hobereaux, bien qu’il les crible de sarcasmes ou les châtie en duel, l’auteur, à la dernière page, le laisse là immobile, sans but, sans étoile, au sein d’une nuit profonde.

C’est qu’il n’y a pas de Dieu, pas de principe fixe, pas de lumière dans le roman de M. Spielhagen. Presque toutes les œuvres d’imagination en Allemagne, — je parle de celles qui ont une valeur, — relèvent plus ou moins d’une doctrine philosophique. A chaque groupe de penseurs on pourrait rattacher des groupes de romanciers et de poètes. M. Spielhagen ferait-il exception à cette règle ? Non certes. Son esprit est trop curieux, trop pénétrant, il a trop remué ses lecteurs, il méprise trop les romans de la fabrique française, comme il dit, ces romans de dixième ordre dont les traductions inondent les marchés allemands, il a enfin des visées trop hautes, pour ne pas concevoir ses tableaux d’après une certaine idée du monde et de la vie. Quelle est donc la doctrine philosophique dont s’inspire M. Spielhagen? Il ne le dit pas, mais je n’en saurais douter : c’est la doctrine d’Arthur Schopenhauer. Voilà un nom bien peu connu parmi nous. Il y a une quinzaine d’années à peine que ce vigoureux et désolant esprit est sorti tout à coup de l’obscurité la plus complète; il a immédiatement saisi la conscience publique, il a exercé une action très vive sur un petit nombre d’écrivains, puis il est rentré dans ses ténèbres et n’est plus aujourd’hui qu’une curiosité, un monument bizarre dans la nécropole des systèmes. Schopenhauer est encore étudié, discuté, et il ne peut l’être que par des intelligences de premier ordre; il a cessé de troubler les âmes. Au moment où M. Frédéric Spielhagen écrivait ses premiers romans, le penseur solitaire de Francfort venait d’être révélé au grand public par une revue anglaise; comment l’amère nouveauté de ses doctrines n’aurait-elle pas ému des intelligences qu’irritait le désarroi du génie allemand? La science était lasse, la politique était vide; anarchie dans les idées ou réaction dans le monde réel, voilà le spectacle qui s’offrait aux générations survenantes. Tout à coup apparaissait une philosophie qui enseignait l’illusion absolue de toutes choses. C’était presque un soulagement pour les âmes blessées, l’horrible soulagement de la désespérance et du néant. Élève de Kant, contemporain de Fichte, de Schelling, de Hegel, qu’il accusait d’avoir trahi les principes du maître et qu’il appelait des charlatans, Schopenhauer, assez riche pour se passer de la vie ac-