Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/495

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
489
L’OPPOSITION SOUS LES CÉSARS.

prédisposé par sa nature même. Ce qu’il avait d’ambigu et de peu précis, ces formes républicaines dont il voulait couvrir une autorité absolue devaient le rendre facilement soupçonneux. Les précautions qu’il avait prises contre les révolutions les lui faisaient redouter. Ces grands noms qu’il avait conservés par prudence, ces consuls, ce sénat, lui remettaient sans cesse devant les yeux un passé dangereux. Comme il craignait toujours qu’on ne prît au sérieux ces apparences de liberté, la moindre voix qui s’élevait contre lui lui faisait peur. Aussi se donna-t-il un mal incroyable pour imposer silence à tout le monde. Non-seulement il empêcha de parler au sénat, mais il fit pénétrer ses agens jusque dans les maisons des particuliers. Il se glissa dans les réunions privées, il se cacha sous les tentures des portes ou dans l’épaisseur des murailles, et il fut sans pitié pour toute parole un peu libre qu’il avait saisie ainsi dans le secret de la famille ou dans les épanchemens de l’amitié. Après avoir puni ceux qui se plaignaient, il frappa ceux qui pouvaient se plaindre ; il supposa que les gens vertueux ou riches, les grands seigneurs, les généraux illustres, s’ils n’étaient pas déjà des ennemis cachés, ne tarderaient pas à l’être, et pour les empêcher de le devenir, il s’en débarrassa au plus vite ; mais toutes les précautions furent vaines. C’est une folie que de prétendre empêcher toute opposition : il n’y a jamais eu de gouvernement qui ait satisfait tout le monde, et quand on défend à ceux qui sont mécontens de le dire, ils deviennent plus mécontens encore ; ils auraient été des railleurs, on en fait des révoltés. À chaque coup que frappait l’empereur, les haines s’accumulaient dans l’âme des survivans. Aigries par la honte et la peur, longtemps dissimulées et rendues plus violentes par cette dissimulation même, elles finissaient par faire explosion, quelquefois dans des insurrections ouvertes, le plus souvent dans des vengeances obscures. Sur huit princes qui ont régné d’Auguste à Vespasien, sept ont péri de mort violente, et il n’est pas sûr qu’on n’ait pas aidé le huitième à mourir : voilà un beau résultat de la répression à outrance.

Il y avait donc, quoi qu’on fît, une opposition sous l’empire, mais une opposition prudente, qu’on forçait de parler bas, si on ne pouvait pas la contraindre à se taire, qui se cachait avec soin dès que les temps devenaient mauvais : aussi faut-il, à la distance où nous sommes, quelque effort pour la découvrir. Essayons pourtant de le faire, prêtons l’oreille à ces plaintes timides, tâchons de saisir ces murmures étouffés, et avant de nous demander ce que voulaient ces mécontens, quels étaient leurs vœux et leur programme, commençons par examiner dans quelle partie de l’empire, dans quels rangs de la société ils se trouvaient d’ordinaire.