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I.

On est d’abord tenté de les chercher où ils n’étaient pas. Il semble, par exemple, que les provinces, qui étaient des pays conquis, et que les Romains avaient souvent bien rudement traitées, devaient être mal disposées pour l’autorité impériale et prêtes à se soulever contre elle ; il n’en est rien. Les provinces au contraire paraissent alors en général satisfaites de leur sort. La frayeur, la servitude, la corruption, tous les mauvais effets du régime impérial semblaient être concentrés à Rome. Dès qu’on perdait de vue le Palatin, on respirait un air plus libre. Les gens que les empereurs choisissaient pour gouverner les provinces n’étaient certes pas tous irréprochables. Sénèque parle d’un proconsul d’Asie qui avait fait tuer 300 personnes à la fois et qui se promenait parmi les cadavres en disant : Quelle action de roi ! — Il est question dans Pline le Jeune d’un gouverneur qui vendait des lettres de cachet comme les ministres de Louis XV, et d’un autre qui écrivait à sa maîtresse : « Je vous arrive tout à fait dispos avec 40 millions de sesterces ; j’ai vendu, pour les amasser, la moitié de la Bétique ». Néanmoins ces excès n’étaient pas communs, et ils furent d’ordinaire sévèrement réprimés. Les empereurs avaient intérêt à ne pas laisser piller leurs provinces, les méchans princes ne le souffraient pas plus que les bons. Tibère prit plaisir à effrayer les proconsuls malhonnêtes par quelques exemples rigoureux. Domitien se piquait d’être un justicier terrible ; on sait comment il voulut à tout prix trouver une vestale coupable pour se donner la gloire de l’enterrer toute vive. Il était heureux aussi d’avoir de temps en temps un proconsul à punir pour entretenir sa réputation de sévérité. Les provinces furent donc à ce moment plus justement administrées que jamais ; jamais aussi le monde n’a joui d’une paix plus profonde. Pendant un siècle, à l’exception des frontières reculées, tout l’empire fut tranquille. Le mélange des peuples qui le composaient s’accomplit à la faveur de cette tranquillité. Les nationalités les plus opiniâtres cessèrent de résister à l’esprit romain. On vit de grands peuples renoncer d’eux-mêmes à leur idiome pour accepter celui de leur vainqueur ; tandis que le celte et le punique se cachaient au fond de quelques bourgades obscures, le latin, sans contrainte, s’établit dans toutes les villes, et devint bientôt la langue de toute l’Europe occidentale. Jamais on n’a été plus près de réaliser cette cité universelle rêvée par les philosophes et qui devait contenir toute l’humanité. C’était après tout un grand spectacle et qui frappait tous les esprits élevés. Plutarque appelait Rome une déesse sacrée et bienfaisante, et la remerciait d’avoir réuni toutes les na-