Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/514

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
508
REVUE DES DEUX MONDES.

soupçons de ce grand monde qu’il fréquentait ; mais il lui est arrivé souvent aussi de les démentir, et quant aux faits eux-mêmes, soyons sûrs qu’il les a toujours exactement rapportés. Qu’importe après tout qu’il ait quelquefois dénaturé les intentions de Tibère et qu’il lui ait prêté trop de finesse dans des actions indifférentes ? Il n’a pas inventé les massacres qui ont précédé et qui ont suivi la mort de Séjan. Ces crimes ne suffisent-ils pas à justifier sa sévérité ? On prétend que la passion a souvent troublé son jugement ; s’il s’agit de cette passion d’honnête homme qui anime tous ses récits, qui l’empêche de dissimuler sa pitié pour les victimes et sa haine pour les bourreaux, je ne veux pas l’en défendre. En y cédant, il n’oublie pas ses devoirs d’historien. Quant à la passion politique, elle est aussi absente de ses ouvrages qu’elle le fut de sa vie.

C’est une grande folie de se le représenter comme un conspirateur « qui s’est chargé de la vengeance des peuples, » qui vit seul et dans l’ombre, épiant le tyran qu’il doit livrer à la haine de la postérité. C’était un partisan sincère de l’empire, qui accueillait sans répugnance le pouvoir établi. Il a vécu dans les charges publiques et au grand jour, il a servi fidèlement ses maîtres, même les plus méchans. Il avait pris sans doute pour lui ce précepte qu’il donne quelque part aux autres : « Il faut souhaiter les bons princes et se résigner à souffrir les mauvais. » Il fut préteur sous Domitien, et nous ne voyons pas qu’il ait senti le besoin d’attirer sur lui la colère de l’empereur par des hardiesses inutiles. Il fit partie de ce sénat timide que le « Néron chauve » fit le complice de ses cruautés. Il était parmi ceux dont on observait la pâleur et dont on comptait les soupirs quand on amenait devant eux quelque victime importante. Il a vu traîner Helvidius en prison, il a été le juge de Sénécion et de Rusticus. On comprend l’effet que devaient produire sur cette nature honnête ces horribles spectacles ; mais enfin il les supporta, et quand Domitien eut succombé à une intrigue de palais, l’élection de Nerva et de Trajan combla tous ses vœux et ne lui laissa rien à regretter dans le passé ou à désirer dans l’avenir. C’est alors, pendant ce repos du monde, qu’il écrivit ses ouvrages. Un personnage politique qui ne les avait jamais lus s’est permis un jour de l’appeler un pamphlétaire ; jamais nom ne fut plus mal appliqué. Ses Histoires et ses Annales ne ressemblaient en rien à ces livres éphémères destinés à flatter la passion du moment et à disparaître avec elle ; ce n’étaient pas non plus de ces écrits anonymes et inavoués qui se glissent furtivement dans le monde et tirent leur intérêt de leur mystère. Il avait rempli les plus hautes fonctions de

    téressant et vif, ne semble pas apporter beaucoup de faits nouveaux à la discussion. Tout ce qu’on peut accorder à M. Karsten, c’est qu’en effet Tacite a quelquefois prêté à Tibère des intentions malveillantes qu’il n’avait pas.