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Ma mère a raconté qu’à l’époque où elle me portait dans son sein, elle a vu une pomme dans le jardin d’un voisin, mais qu’elle n’a pas osé la cueillir, de peur que l’enfant ne devînt voleur. Toute ma vie, j’ai eu des envies de cueillir de belles pommes, mais en même temps le respect de la propriété et l’horreur du vol.


J’ai le tempérament le plus pacifique du monde. Mes désirs sont bien simples : une maisonnette, un toit de chaume, mais un bon lit dessous, du bon manger, du lait et du beurre (bien frais), des fleurs à la fenêtre, devant la porte quelques beaux arbres, et si le bon Dieu voulait me combler tout à fait, il m’accorderait le bonheur d’y voir pendre six ou sept de mes ennemis. Le cœur ému, je leur pardonnerais à l’heure suprême tout le mal qu’ils m’auraient fait pendant leur vie. — Oui, il faut pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus.


Je ne suis point vindicatif, je voudrais aimer mes ennemis ; mais je ne puis les aimer avant de m’être vengé sur eux, — alors seulement pour eux mon cœur s’ouvre. Tant qu’on ne s’est pas vengé, il reste un levain dans l’âme.


Je n’ai pas voulu me faire naturaliser de peur, alors, de moins aimer la France, comme on devient plus froid pour sa maîtresse une fois qu’on a passé à la mairie. Je continuerai de vivre avec la France en faux ménage.


En France, mon esprit est en exil, exilé dans une langue étrangère.

La démocratie, c’est la fin de la littérature : liberté et égalité du style. Chacun sera libre d’écrire à sa guise, aussi mal qu’il voudra, mais personne n’aura le droit d’écrire mieux que lui.


Dans la littérature française, il règne aujourd’hui un plagiatisme admirablement organisé. Tel esprit a la main dans la poche de tel autre, cela leur donne de l’unité. Quand le talent de chiper les idées est aussi développé, — l’un prend à l’autre une idée avant qu’elle soit toute éclose, — l’esprit tombe dans le domaine public. La république des lettres, c’est aujourd’hui le communisme des idées.


Amaury est le patron des femmes auteurs ; il secourt les indigentes, il est leur petit manteau bleu, leur confesseur ; ses articles sont une petite sacristie où elles se faufilent voilées ; même les mortes lui confient leurs péchés ; Eve lui avoue des choses qu’elle tient du serpent, et dont nous n’avons rien su parce qu’elle n’a pas voulu les dire à Adam.

Ce n’est point un critique pour les grands écrivains, il ne l’est que pour les petits, — les baleines n’ont pas de place sous sa loupe, mais il y étudie les petites puces intéressantes.