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sensation reçue des choses extérieures. Les systèmes opposés des idées innées et des idées acquises ont leurs analogues dans le domaine des arts et de la poésie : les arts comme la philosophie ont leurs Platons et leurs Démocrites, leurs Lockes et leurs Leibniz. Parmi les grands artistes italiens, il en est deux, les plus extraordinaires de tous, qui, malgré l’immense différence de leur génie, méritent l’un et l’autre de porter le nom de Platons de l’art, car l’un et l’autre professent la théorie du philosophe grec et composent selon les lois de sa méthode, allant de l’abstrait au concret, de l’invisible au visible, et prennent hardiment leur point de départ dans le monde surnaturel pour exprimer la création extérieure. Quand on demandait à Raphaël où il trouvait le modèle de ses vierges, il répondait, comme un platonicien, — qu’il fut en réalité : — « dans une certaine idée. » Michel-Ange aurait pu dire la même chose de ses conceptions avec plus de vérité encore, et il l’a dit, comme se le rappelleront tous ceux qui ont lu les admirables sonnets où il a déposé toute la philosophie de son cœur et de son génie : « parce que la beauté de ce monde est fragile et trompeuse, l’âme s’efforce d’atteindre à la forme universelle. » Au premier abord, il semble étrange que l’homme qui s’est servi si puissamment de la réalité soit précisément l’idéaliste par excellence ; mais combien cette apparente contradiction est facilement explicable ! Le véritable réaliste aime la nature pour elle-même et obéit voluptueusement aux inspirations qu’elle lui souffle; Michel-Ange, lui, n’a jamais vu dans la nature qu’une esclave chargée de lui fournir des formes capables de représenter ses conceptions abstraites. Aussi la traite-t-il sans pitié, en maître et en tyran. Ces formes qu’il lui demande, il les trouve ou trop petites, ou trop étroites, ou trop imparfaites, et alors il les allonge, les torture, les tourmente, ou même les crée à nouveau, afin qu’elles s’adaptent à ses pensées. Ses créations colossales ont été appelées des visions, quelquefois dans un sens de dénigrement; cependant c’est en toute vérité le nom qu’elles doivent porter, car elles ne sont que les fantômes chargés de figurer la présence d’idées encore plus grandes que ces visions mêmes. Voilà l’origine de ces prétendus défauts tant reprochés à Michel-Ange, de ces entorses énormes données à l’anatomie du corps humain, de ces exagérations violentes de membres et de muscles, de ces attitudes hardies jusqu’à l’impossibilité. Ces défauts sont voulus, cherchés, et ont leur source dans l’idéal même. La nécessité du monde matériel où il vit force l’artiste à exprimer ses conceptions par le moyen de la nature; il faut donc que la nature obéisse bon gré mal gré à son génie, et, si elle se trouve moins grande que ses idées, il faut qu’elle craque et qu’elle crève.


EMILE MONTEGUT.