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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/105

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dispersées dans les villages ou les faubourgs des villes, n’ayant entre elles aucun rapport, ne pouvaient s’entendre et se concerter. Ces ouvriers isolés n’avaient que de rares relations avec le patron ; c’était généralement avec des commis ou facteurs qu’ils traitaient pour recevoir la matière première et rendre l’ouvrage terminé. Cette organisation donnait lieu aux abus les plus graves ; mais ces abus étaient latens. L’ouvrier était souvent indignement exploité par les petits fabricans ou par les intermédiaires et commis. Dans le tissage, l’on augmentait indéfiniment la longueur des chaînes que l’on remettait au tisserand des campagnes, et on le payait comme si la chaîne avait eu la longueur invariable indiquée par un ancien usage, tombé en oubli depuis longtemps. Les choses allaient de même pour le bobinage ; les poignées de fil que l’on confiait aux bobineuses, et qui autrefois se composaient d’une quantité fixe de matière, avaient été peu à peu démesurément grossies sans que la rémunération fût augmentée[1]. Ces abus, trop réels et trop bien constatés, amenèrent la loi de 1850 sur le tissage et le bobinage. L’ouvrier était encore pour les mal-façons à la merci des commis et des intermédiaires, et il avait à supporter bien des humiliations et des préjudices souvent peu mérités. Il en était résulté dans ces populations ouvrières disséminées une accumulation de rancunes et de haines qui couvait dans la solitude et le silence des chaumières. Aujourd’hui, sur tous les points de la France, la constitution de l’industrie est presque complètement changée. Le tissage du coton, puis celui du lin et de la laine, plus récemment celui de la soie, se sont transportés dans les manufactures ; les opérations du dévidage et du bobinage s’exécutent aussi dans l’atelier commun par des procédés automatiques ; les peigneuses mécaniques Heillmann et Hubner ont encore contribué à multiplier et à agrandir les usines ; les métiers circulaires mécaniques pour la bonneterie ont compromis et réduit dans cette branche le travail domestique. Ainsi la grande industrie, depuis vingt ans surtout, n’a cessé d’aspirer dans le sein de la manufacture tous ces travailleurs disséminés naguère dans les campagnes ou les faubourgs des villes. Ils ont apporté pour la plupart des ressentimens et des rancunes qu’a bientôt rendus dangereux la conscience de leur nombre et de leur force.

Les métiers des villes n’ont pas tardé aussi à être atteints dans leur organisation primitive et à subir la contagion de la grande industrie et de la mécanique. Les cordonniers, les tailleurs, les selliers, les chapeliers, bien d’autres ouvriers façonniers ou petits patrons, ont vu se

  1. Voyez M. Audiganne, les Ouvriers en famille, p. 103.