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premier de ces fleuves sur de grands bateaux à vapeur, et le second sur un pont magnifique, chef-d’œuvre de l’art moderne. Le pays que nous parcourons est plat, et paraît, en beaucoup d’endroits, d’une fécondité merveilleuse. Les villages, les fermes, les habitations isolées respirent le bien-être ; mais il y a de vastes espaces encore privés d’habitans et de culture, et la pensée que la place n’y manque pas pour des milliers et des millions d’hommes assiège incessamment l’esprit. Nous rencontrons de nombreux troupeaux de chevaux en liberté qui, à l’approche du train, s’enfuient au grand galop. Une fois nous aperçûmes un enfant qui pouvait avoir douze ans, et qui, monté à cru sur un grand cheval bai, chassait devant lui une douzaine d’autres chevaux. Le petit bonhomme semblait se livrer à cet exercice pour son plaisir. En nous voyant, il excita sa bête de la voix, et pendant quelques instans il galopa à côté de nous comme s’il s’agissait d’une course de vitesse entre le quadrupède et la locomotive. Je vois encore la jolie tête de l’enfant, ses beaux yeux étincelant de joie, sa mine florissante de santé, et je me figure cette jeunesse heureuse et forte passée au sein de la grande et libre nature. C’est de cette jeunesse que sortent les hommes qui vont en avant, qui vont jusqu’au bout malgré la fatigue.

Nos wagons sont excellens. Il est impossible, à mon avis, de voyager dans de meilleures conditions. Moyennant un supplément de quelques dollars, j’ai pris, avec un de mes amis, un cabinet dans une des voitures de luxe qui accompagnent le train. L’intérieur de ce wagon est d’un faste extravagant et inutile. Il est tapissé de glaces dont les cadres sont richement dorés ; un tapis aux vives couleurs couvre le parquet ; les sièges, garnis de coussins en étoffes précieuses, sont en bois sculpté. Le wagon entier est divisé en compartimens qui, pendant la nuit, sont séparés les uns des autres par des portières épaisses. Pendant le jour, ces mêmes compartimens forment autant de boxes du genre de celles que l’on trouve dans les tavernes anglaises. Nous y faisons dans la journée deux excellens repas. La carte est aussi complète que celle de nos premiers restaurans, et les prix des plats sont, chose étonnante, fort raisonnables : on déjeune, sans vin, pour un dollar, et on dîne pour un dollar et demi. La table desservie, on nous apporte un jeu d’échecs. D’autres voyageurs, dans le même compartiment que nous, jouent aux cartes. Le soir venu, on nous dresse des lits où nous pouvons nous étendre commodément. Le matin, un des garçons, un noir d’une tenue irréprochable, nous apporte nos bottes cirées et nous indique un cabinet de toilette, situé à l’extrémité du wagon et où nous trouvons de l’eau en abondance et de fort beau linge. Ces voitures n’ont, autant que je puis en juger, qu’un seul inconvénient ;