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appris à le connaître et à l’aimer. Pour ne pas interrompre l’exercice de son professorat et la propagation de ses idées, il avait réussi à se créer chez lui ce nouvel auditoire, composé en partie d’anciens élèves, en partie de nouveau-venus. C’est parmi ces derniers qu’arrivait ce jeune homme vers lequel m’attirait une secrète sympathie. A peine dans nos rangs, il y prit une éminente place, et donna la mesure de ses puissantes facultés. Jouffroy ne préparait ses leçons que de tête, n’écrivait rien, et, la sténographie alors n’étant guère en usage, il s’était résigné d’avance à ne conserver de ses improvisations qu’une trace incomplète, soit dans son propre souvenir, soit même dans les notes de ses plus zélés auditeurs. Aussi quelles furent sa surprise et sa joie lorsque celui dont nous parlons, peu de jours après ses premières leçons, lui en remit un fac-simile exact, complet et vivant! Ce n’était pas seulement un effort de mémoire, une reproduction de mots; c’était la leçon même, en quelque sorte surmoulée, comprise, interprétée, rendue dans ses détails, sans la moindre lacune ni la moindre addition. Je me souviens de l’étonnement où nous jeta ce tour de force, car le nouvel adepte était jusque-là, nous le savions, étranger à la philosophie, et en parlait pour la première fois la langue abstraite et convenue. Tant que durèrent ces conférences, pendant plus de trois ans, mais surtout dans la première année et même encore dans la seconde, il s’acquitta de cette tâche avec une persévérance non moins admirée par nous que son exactitude et sa pénétration. D’autres études cependant avaient dans l’intervalle pris possession de son esprit, et toutes ses préférences s’étaient tournées vers elles : nous l’y suivrons bientôt; mais que d’abord on nous permette deux mots encore sur les premiers momens de son zèle philosophique. C’est dans l’histoire de cette vie un épisode qu’on ne peut négliger.

Quel était en effet le grand attrait des leçons de Jouffroy? Sa personne sans doute et l’agrément d’une parole nette, élégante et ferme, parfois émue, toujours transparente et limpide, mais aussi et par-dessus tout le fond de ses idées, la cause qu’il soutenait. Pour comprendre aujourd’hui ce qu’avaient de neuf en 1822 ces recherches psychologiques, ce qu’un jeune et généreux esprit pouvait y puiser de force et d’espérance, il faut se rappeler l’état d’abaissement et d’abandon où le spiritualisme était réduit chez nous depuis trois quarts de siècle. Nous venions de passer par une période étrange : l’esprit français dans son plus grand éclat, au faîte de ses triomphes, était tombé en servitude tout en croyant s’émanciper. Les théories matérialistes l’avaient conquis, le possédaient, le gouvernaient absolument, sans soulever la moindre résistance. Pour trouver quelque exemple d’un tel état de soumission mentale, il faudrait presque remonter jusqu’aux siècles les plus crédules et