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ma misanthropie, et de lui donner un faux air de profondeur et d’abnégation philosophique. Cette idée, qui m’était venue, m’avait refroidi, la nécessité de soutenir une thèse insoutenable m’avait fatigué, et voilà comment mon livre de la Monade humaine, monument inachevé, gisait au fond d’un tiroir que je n’osais même plus ouvrir.

Au contraire, dès que le sujet de la sympathie m’apparut, tout me sembla facile. Je n’avais qu’à retourner mon ancienne thèse et à en prendre le contre-pied pour me trouver en pleine vérité, c’est-à-dire en pleine lumière. Dans mon défunt ouvrage, j’avais accumulé les recherches et prodigué les citations; dans celui-ci (beaucoup de critiques l’ont remarqué depuis), j’étais si riche de mon propre fonds, que je n’avais appelé personne à mon secours. Certaines pages ont été composées avec cette joie profonde de l’écrivain qui se dit : Qui sait? cette pensée que je viens d’écrire tombera peut-être sous les yeux d’un homme à qui elle fera du bien. Il y a peut-être dans le monde une âme à qui elle inspirera quelque résolution généreuse. Alors je me levais subitement de mon fauteuil, ne pouvant plus tenir en place, et j’arpentais à grands pas mon cabinet en me frottant les mains. J’allais ainsi plein de contentement et d’allégresse, tantôt de la porte au buste de Goethe, tantôt de la cheminée à la fenêtre qui donne sur la rue. J’écartais doucement le rideau, et je regardais en bas les gens qui passaient. Une de ces âmes peut-être serait relevée et consolée par moi. Je me remettais bien vite à l’ouvrage pour avancer mon livre, et j’écrivais ainsi jusqu’à ce que la fatigue me contraignît de m’arrêter.

Alors je recommençais mes longues promenades à travers la campagne, ou bien, si la nuit était venue, je parcourais les rues de la ville, regardant à travers les fenêtres éclairées les gens qui travaillaient à leurs métiers, ou qui causaient autour des comptoirs, ou qui soupaient joyeusement en famille. Tous ces tableaux m’amusaient comme un enfant ou comme un artiste, et s’imprimaient si nettement dans mon souvenir que j’aurais pu fournir des sujets à Ludwig Richter et à Knaus. Sans me contraindre et sans me forcer, j’étais naturellement bon et poli avec tout le monde. Comment aurais-je pu faire autrement, ayant le cœur aussi plein et aussi heureux?


VII.

Le printemps avait succédé à l’hiver, l’été au printemps, l’automne même était écoulé, et nous rentrions dans l’hiver. A force d’accumuler feuillets sur feuillets, j’avais presque terminé mon livre.