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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/273

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le roi. Chacun se demande quel est le sujet de ce travail. Il y en a qui prétendent que M. le prince de Conti s’est instruit de différentes matières dont il vient rendre compte au roi. » Les plus curieux, on le pense bien, étaient naturellement les ministres. « On est fort étonné, dit le marquis d’Argenson dans son journal, de l’immixtion du prince de Conti dans les affaires de l’état. Ce prince porte souvent de gros portefeuilles chez le roi, et travaille longtemps avec lui. » Qui fut piquée surtout dans sa curiosité et dans son amour-propre, ce fut la favorite, Mme de Pompadour, alors au comble de la puissance, et qui avait pris l’habitude de se mêler de tout. Elle interrogea successivement le roi et le prince de Conti, et ne put rien tirer d’eux sur le sujet de leurs entretiens. Elle en conçut d’autant plus de dépit que tout ce qui avait une apparence de mystère lui paraissait plus naturellement rentrer dans le ressort de sa charge.

Une fois pourtant le secret si bien gardé faillit être inopinément mis au jour. Un émissaire polonais assez obscur, nommé Blaudowski, chargé d’un envoi du prince de Conti, eut l’idée d’aller porter tout droit ses dépêches au marquis d’Argenson. Quel était le motif de cette trahison? Blandowski voulait-il se faire payer sa confidence, ou bien, comme il l’affirma, voulait-il seulement, par un scrupule assez raisonnable, s’assurer, dans l’intérêt de ses compatriotes, que l’appui royal dont on les leurrait ne leur manquerait pas au jour du péril? Quoi qu’il en soit, d’Argenson se trouva ainsi subitement en possession du fil conducteur de l’intrigue, et il ne tint qu’à lui de le rompre; mais Blandowski avait prononcé le nom du roi. Qu’y avait-il de vrai dans cette prétendue complicité de Louis XV, et comment s’en assurer sans offenser le monarque en paraissant le soupçonner? C’est sur quoi le marquis alla consulter le comte son frère, ministre de la guerre, qui passait pour plus fin courtisan que lui. « Prenez garde, dit le comte; de l’humeur dont est le roi, il pourrait bien être quelque chose de ce que l’on vous a dit, et rien ne serait plus dangereux pour vous que de prendre le roi la main dans le sac. » Le marquis profita de l’avis, et ne fit aucun bruit de la confidence qu’il avait reçue. Seulement, à la première occasion qui se présenta, il rédigea pour l’ambassadeur de France à Dresde les instructions les plus favorables aux vues de la maison de Saxe et les plus contraires à toute idée de l’exclure du trône de Pologne ; puis il porta la dépêche au roi, se promettant bien de lire sur son visage l’impression qu’elle lui causerait. Le roi prit en effet la pièce, la lut jusqu’au bout sans sourciller et la rendit sans observation. Ainsi disparut sinon tout soupçon de l’esprit du ministre, au moins tout moyen de le tirer au clair[1].

  1. Mémoires de d’Argenson, t. V, p. 50 et suiv. M. Boutaric, en rapportant cette anecdote, pense que la conduite de Louis XV n’était qu’un jeu, attendu, dit-il, que M. des Essarts, ambassadeur en Pologne, était affilié à la correspondance secrète. Nous n’avons trouvé aucune trace de cette participation de M. des Essarts au secret. Tout prouve au contraire que, jusqu’à la nomination du comte de Broglie, l’ambassade de France en Pologne était restée étrangère aux vues du roi, dont le résident seul avait connaissance.