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passeport n’est pas en règle, et qui ne peut dire ni d’où elle vient ni où elle va. Et il me faut attendre encore une semaine dans cet état de perplexité.

C’est aujourd’hui que je devrais écrire à mon père, mais je ne puis me résoudre à prendre la plume. Ce qu’il y a de pire, c’est que mes sentimens sont tout à fait confus. Quand je me dis : Non, c’est impossible, tu ne peux pas vivre, mon sang se met à courir dans mes veines, comme s’il voulait se moquer de mes pressentimens. Moi qui croyais pouvoir compter fermement sur la mort ! voilà que ma grâce m’est accordée, si toutefois c’est une grâce de voir commuer sa peine en un emprisonnement prolongé.

Le 25.

Pas de lettre encore, et toujours le même ciel nuageux et froid. Il faut que j’inscrive ici une véritable folie : je me suis acheté une robe de soie. Lorsque j’ai dit au vieux commis qui me l’apportait que je craignais de ne pas vivre assez pour m’en servir, il me regarda d’un air ébahi. C’est une très belle étoffe ; la porterai-je ?…

Le 1er  février.

Hier, la réponse est arrivée. Au premier moment, toutes les lignes dansaient devant mes yeux, et, après l’avoir lue, il me sembla que j’étais folle. Était-ce frayeur, était-ce joie ? Plus je relis la lettre de mon bon vieux docteur, moins je peux lui en vouloir. Il a rempli son devoir de médecin en me forçant de faire une cure énergique à laquelle je ne me serais jamais soumise volontairement. Comme il le dit, pour m’y décider, un mensonge était nécessaire. L’idée d’épargner à mon père le spectacle de mon dépérissement rapide et de ma mort pouvait seule m’engager à partir, et ce remède héroïque lui paraissait indispensable pour mon âme aussi bien que pour mon corps. Avec quelle prudence, avec quelle adresse ce digne docteur a su mener son petit complot !

Et cependant mes pensées se perdent dans la nuit obscure d’un avenir sans joie, où j’entrevois seulement, dans une espèce de crépuscule, les figures de mon père et de mon petit Ernest. Combien plus brillant m’apparaissait le séjour à l’entrée duquel veille l’ange de la mort !

Le 3.

Le médecin de Morrik sort d’ici. Il a pris la lettre pour l’étudier à son aise, car mon vieil ami lui paraît être un remarquable psychologue. Peut-être la montrera-t-il à Morrik.

Ce bon docteur avait aujourd’hui quelque chose d’énigmatique.