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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/335

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belles. La Forêt-Noire est bien nommée ; c’est un long dortoir dont le plafond est soutenu par une telle quantité d’étais qu’on le croirait élevé sur pilotis ; de plus vingt et une grosses poutres transversales sont placées si bas qu’elles forcent un homme de taille moyenne à se courber. La Chambre-des-Treize, ainsi appelée à cause du nombre de lits qu’elle contient, est également empêtrée de poutrelles et de soliveaux. En outre ces deux salles sont faites en brisis ; le plafond, suivant la forme du toit, s’abaisse tout à coup et tombe sur le plancher à angle obtus. C’est cette disposition si désagréable aux yeux, si contraire à l’hygiène, qui rend ces chambres précieuses aux pensionnaires ; dans l’intervalle relativement considérable qui sépare leur lit de la muraille inclinée, dans ces recoins, elles installent quelques meubles, et trouvent moyen d’établir là une sorte de retrait qu’elles nomment pompeusement leur salon. Être dans la Chambre-des-Treize ou dans la Forêt-Noire est pour ces pauvres femmes un rêve toujours caressé, et que bien souvent la mort empêche de réaliser. Et cependant, pour atteindre à ces lieux fortunés, il faut gravir une centaine de marches, ce qui est bien dur pour des jambes de septuagénaire.

Le besoin d’isolement qui travaille toutes ces vieilles ne montre-t-il pas combien la vie forcée en commun est pénible pour la plupart des natures ? Ce besoin de fuir une compagnie imposée, de se recueillir, apparaît encore plus évidemment lorsqu’on sait à quelles obsessions le directeur est en butte dès qu’il se produit une vacance dans le bâtiment Saint-Félix. Cette construction dépendait sans doute de l’ancienne Force, c’est là que fut enfermée la comtesse de Valois-Lamotte, c’est là que, dans son désespoir, elle se plaçait en hiver à demi nue sous une fontaine ouverte, c’est de là qu’elle s’est sauvée en juin 1787, un an après son incarcération, sans qu’on ait jamais su, sans qu’on sache positivement encore aujourd’hui qui favorisa son évasion. Ce bâtiment est un carré long entourant un petit jardin ; si l’on en croit le rapport de M. de Pastoret, il contenait jadis deux dortoirs qu’on a coupés par des refends, et qu’on a divisés en soixante-huit chambrettes moins grandes que bien des cellules de prison. Il faut avoir donné l’exemple d’une conduite irréprochable, ou être appuyé par des recommandations sérieuses, pour obtenir la jouissance d’un de ces cabanons ; on les réserve ordinairement pour l’aristocratie de la Salpêtrière, pour les pensionnaires que des malheurs inattendus ont réduites à la triste condition de demander un suprême asile à la charité publique. Les privilégiées de Saint-Félix reçoivent de l’administration un lit, deux chaises, une commode et une armoire ; elles sont libres d’arranger à leur guise ce réduit qu’avec tant d’orgueil chacune d’elles appelle « ma chambre. » On