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qui en a-t-il, ce noble personnage ? Est-ce bien à un homme d’affaires sous le règne du second Napoléon ? Mais quoi ! le banquier pourrait lui répondre : « Nous sommes à deux de jeu, et je réclame ma place parmi les vaincus. Que j’aie des relations avec les vainqueurs, qu’ils fassent avec moi des marchés qui me profitent, cela est possible. Je suis avec eux dans la situation d’un négociant avec l’ennemi quand la ville est prise. J’y gagne de l’argent, et quelquefois j’en perds, et c’est un jeu où je n’ai pas toujours les atouts. J’y suis souvent compromis, et quelquefois, car les vainqueurs ne se piquent pas toujours de délicatesse, je passe sous les fourches caudines. Est-ce là ce que vous appelez être vainqueur ? » Le marquis d’Auberive se trompe de date : il aurait dû tenir ce langage sous le régime précédent, quand la Bourse passait pour avoir supplanté Versailles et Trianon. Ses argumens si spirituellement tournés, n’en auraient peut-être pas été meilleurs ; Charrier, toutefois eût été mis en demeure d’y répondre. Par des méprises de ce genre, M. Emile Augier s’est exposé plus d’une fois au blâme de se tromper sur le courant de l’opinion publique et de prendre des faibles pour point de mire. Au lieu de venger l’ancien régime sur les banquiers, qui n’en peuvent, mais son marquis d’Auberive devait se taire ou accuser leur soumission banale à la force et leurs trafics de connivence avec les puissans. Financiers sans pudeur et magistrats sans conscience, voilà quels étaient les véritables effrontés ; mais il n’y aurait eu ni auteur pour écrire une telle comédie, ni théâtre pour la recevoir, ni acteurs pour la jouer. Nous l’avons aujourd’hui, au moins en partie cette comédie lamentable, avec des noms qui ne sont pas d’emprunt, écrite sur des pièces qui sont officielles. Il était à peine possible d’en deviner l’existence, et si le théâtre avait pu représenter quelque chose de pareil, le grand public, composé d’hommes honnêtes et désintéressés, aurait refusé d’y croire.

Ces considérations suffisent, pour faire entrevoir ce qu’aurait pu être et ce que n’a pas été le théâtre dans les dix-huit dernières années. Il ne faut pas à la comédie une trop ample matière, et la richesse trop grande de sa moisson l’appauvrit au lieu de la fortifier. C’est précisément quand elle aurait trop à dire qu’elle ne dit rien ou peu de chose. Nous avons en beaucoup de discours à effet sur l’amour de l’argent, sur la fièvre de la Bourse ? jamais la scène n’avait si bien argumenté en prose comme en vers, et souvent en beaux vers. En assistant à ces effusions d’éloquence dont le public ne se montrait pas fatigué, on aurait juré que les anciennes mœurs et l’antique probité refleurissaient de toutes parts. J’imagine cependant, que Lesage se serait défié de toute cette belle morale, et qu’il aurait