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poète allemand du xiiie siècle, Otfried de Strasbourg ; c’est d’Alsace que se répandit au siècle suivant cette grande école de prédicateurs et de mystiques où brillent les noms de maître Eckart, de Tauler et de Nicolas de Strasbourg ; c’est à Strasbourg même que naquit et vécut le grand satirique Sébastien Brandt. Strasbourg était au xvie siècle un des centres intellectuels les plus importans de l’Allemagne ; Fischart le Rabelais allemand, en avait fait sa patrie d’adoption : Simplicissimus, le roman célèbre de Rodolphe de Grimmelshausen, peut presque être considéré comme un produit du génie alsacien. Si depuis le xvie siècle l’Alsace a perdu le sceptre de la poésie allemande, elle est jusqu’au commencement de ce siècle, restée en communion intellectuelle avec l’Allemagne. Les Allemands oublient difficilement qu’en Alsace Herder a rêvé, Goethe a aimé… Nous respectons ces sentimens de regret ; mais le souvenir du passé ne donne pas le droit de violenter le présent, et la communauté de littérature ne confère aucun droit de possession. Que dirait l’Europe, si nous prétendions annexer Genève malgré les Genevois, parce que cette ville est la patrie d’un de nos plus grands écrivains, de Jean-Jacques Rousseau ? La guerre de 1870 a démontré au plus incrédule que les Allemands sont passés maîtres en géographie ; c’est une science dans laquelle ils n’ont pas de rivaux, grâce à leur zèle laborieux et intelligent : ils connaissent mieux que nous la topographie de tous les pays et surtout, hélas ! celle du nôtre. L’état-major de leur armée n’était pas seul à étudier nos départemens frontières et à préparer les logis de l’invasion. L’état-major de leur science s’introduisait également chez nous ; il venait examiner ce que le passé germanique a laissé de traces et de souvenirs en Alsace et en Lorraine, chercher ce qui pouvait fomenter encore les espérances du pangermanisme, et donner prétexte à une intervention, sinon armée, du moins morale, de l’Allemagne. Tandis que les espions militaires étudiaient la configuration du sol, notaient les chemins, les gués, les passages, s’enquéraient des fortunes particulières en vue des réquisitions futures, les savans, — MM. Nabert Busching, Kiepert, — venaient également, le bâton du touriste à la main, explorer en détail notre Alsace et notre Lorraine. Ces espions du pangermanisme allaient de village en village, prenaient langue partout, s’entretenaient avec un chacun. Pas le moindre détail n’échappait à leur curiosité intéressée, et ils s’étaient d’avance rédigé leur questionnaire. Le nom du village est-il allemand ou français ? S’il est français, a-t-il supplanté un nom allemand encore en usage dans la localité, quoique banni de la nomenclature officielle ? Les habitans parlent-ils exclusivement allemand ? parlent-ils exclusivement français ? Si les deux langues leur sont familières, laquelle