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d’ailleurs que leur petite société rurale avait besoin pour prospérer que l’ordre régnât en elle, et que toute cause de trouble en fût écartée. Aussi voit-on qu’ils avaient grand soin d’éloigner les hommes de désordre, les voleurs ou les vagabonds. Ils se sentaient les ennemis naturels de quiconque n’avait pas la conscience nette et le cœur droit. L’homme qui avait commis un délit, fut-ce contre leur seigneur, l’homme qui n’avait pas payé ses redevances obligatoires ou qui avait enfreint quelque autre clause du contrat, devait leur paraître un homme dangereux pour eux-mêmes. Ils étaient en général assez sévères pour les coupables. Ce sont toujours les classes inférieures qui ont le plus besoin du maintien de l’ordre, et, quand elles viennent à penser le contraire, c’est qu’elles ont perdu, avec la notion du devoir, l’intelligence de leurs propres intérêts.

Cette justice, dont nous venons de constater les règles et de marquer les grandes lignes, ne pouvait fonctionner que dans une société assez bien constituée et assez solidement assise. Supposons des générations où les esprits seraient faussés et les cœurs aigris, une pareille organisation judiciaire ne serait qu’une cause de conflit ou une arme de guerre. Elle serait la négation même de la justice, et du droit ; mais au xiiie siècle la société jouissait d’un calme et d’une unité morale qui manquèrent aux époques suivantes. Le xive siècle fut en effet un temps de trouble, trouble dans les âmes et trouble dans les institutions, trouble dans l’état et trouble dans l’église. Deux faits surtout se produisirent alors, et la coïncidence en est caractéristique : ce fut l’ambition des rois et la haine réciproque des classes. À partir aussi du xive siècle, les cours de village perdirent leur juridiction, les tribunaux municipaux virent leur action fort amoindrie, les cours féodales furent entraînées dans la même décadence, et la justice fut peu à peu transformée dans toutes ses parties.

Fustel de Coulanges.
(la troisième partie à un prochain n°)