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Les honnêtes gens qui, pendant ces deux mois de tyrannie, ont donné tant de preuves de patriotisme et de vrai courage sauront-ils garder le fruit de la dure leçon qu’ils ont reçue, et qu’ils ont paru comprendre? Les premiers jours qui ont suivi la délivrance, on ne lisait sur presque tous les visages que la joie de se retrouver sain et sauf, et la colère contre ces bandits à qui le temps seul semblait avoir manqué pour réduire Paris en cendres. Ces deux sentimens dépassaient même toute mesure dans quelques-unes de leurs manifestations, et, de la part d’une population qu’une tache commune semblait encore souiller tout entière, ils pouvaient avoir une apparence de bassesse. Un journal crut pouvoir rappeler avec un douloureux à-propos l’énergique tableau que fait Tacite de l’aspect de Rome après la chute de Vitellius[1]. L’attitude est devenue plus réservée et plus digne; est-elle devenue plus sage? Le mouvement électoral a ravivé les vieilles querelles et fait perdre de vue les plaies récentes. On a recommencé à Paris, comme dans toute la France, à se diviser sur des mots et sur des noms propres. C’est notre plus triste manie, et, si nous n’y prenons pas garde, notre signe le plus visible de décadence. Ce n’est pas sans raison qu’on nous a comparés à ces Byzantins qui, dans les heures de répit que leur laissaient les Turcs, revenaient à leurs subtilités théologiques. Quand la guerre civile sévissait autour de Paris, le reste du pays, oubliant qu’il s’agissait de ses intérêts les plus pressans, transformait des élections municipales, où les affaires locales devaient seules être en jeu, en un débat sur des questions de politique transcendante. Il s’agissait de savoir quel est le vrai fondement de la souveraineté, s’il y a une forme de gouvernement supérieure au suffrage universel, si la république doit être acceptée pour sa nécessité présente ou pour sa légitimité absolue. Quiconque n’avait pas une opinion arrêtée sur tous ces points était incapable de prendre part à l’administration de son village ou de sa ville. Les élections complémentaires pour l’assemblée nationale ne pouvaient que faire renaître les mêmes débats. En vain des ruines toujours fumantes nous crient-elles qu’il faut courir au plus pressé, conserver ce qui tient encore pour raffermir ce qui chancelle et relever ce qui est par terre, qu’il est insensé de se quereller sur l’avenir et sur l’absolu quand le présent a besoin de tous nos efforts; en vain un homme que la confiance du pays a placé à la tête de ses affaires nous donne-t-il avec instance le même conseil : toutes les questions qu’il serait urgent de résoudre nous laissent indifférens; nous n’avons à cœur que de discuter les bases d’une constitution dont beaucoup réclament et dont presque tous acceptent l’ajournement. Quand nous laissons un

  1. Historiarum, III, 83.