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carte avec quelques mots écrits à la hâte par lesquels il m’autorisait à faire partie des compagnies actives sans passer par les lenteurs et les ennuis du dépôt, et me congédia. Peu de jours après, j’étais à Paris, où je n’avais plus qu’à m’enrôler et à m’équiper. C’était plus difficile que je ne pensais. Rien n’avait-été changé pour rendre plus rapides et plus faciles les engagemens. Aucun tailleur de Paris n’a jamais employé ses ciseaux et ses aiguilles à couper et à coudre des vêtemens de zouave. Quant au tailleur officiel du régiment, il habitait Mostaganem; enfin toutes les difficultés vaincues, ma veste sur le dos et ma feuille de route dans la poche, le 28 août, en qualité de zouave de deuxième classe au 3e régiment, je partis pour Rethel avec un billet qui ne me garantissait le voyage que jusqu’à Reims. Je n’avais d’ailleurs ni fusil, ni cartouches. Tout mon bagage se composait d’un tartan qui renfermait deux chemises de flanelle, trois ou quatre paires de chaussettes de laine et quelques mouchoirs. Ma fortune était cachée dans une ceinture, où, en cherchant bien, on eût trouvé un assez bon nombre de pièces d’or.

A la station de Reims, où l’on n’attendait pas encore le roi Guillaume, tous mes compagnons de route descendirent. Un officier d’artillerie, qui semblait avoir fait cent lieues à travers champs, monta, étendit ses jambes crottées sur les coussins, soupira, se retourna, et se mit à ronfler comme une batterie. Vers deux heures du matin, le convoi s’arrêta à Rethel. Il ne s’agissait plus maintenant que de découvrir le 3e zouaves. Il pleuvait beaucoup, et la ville était encore dans l’épouvante d’une visite qu’elle avait reçue la veille. Quatre uhlans avaient pris Rethel ; mais, trop peu nombreux pour garder cette sous-préfecture, ils étaient repartis comme ils étaient arrivés, lentement, au pas. Tout en discutant les chances du retour des quatre uhlans avec l’aubergiste qui m’avait accordé l’hospitalité d’une chambre et d’un lit, j’appris que le 3e zouaves était parti depuis trois jours. Personne ne savait où il était allé. Je voulais à la fois des renseignemens et un fusil. La matinée s’écoula en recherches vaines. Point d’armes à me fournir, aucune information non plus. Sûr enfin que le chemin de fer ne marchait plus, et bien décidé à rejoindre mon régiment, j’obtins d’un loueur une voiture avec laquelle il s’engageait à me faire conduire à Mézières.

Nous n’avions pas fait un demi-kilomètre sur la route de Mézières, que déjà nous rencontrions des groupes de paysans marchant d’un air effaré. Quelques-uns tournaient la tête en pressant le pas. Leur nombre augmentait à mesure que la voiture avançait. Bientôt la route se trouva presque encombrée par les malheureux qui poussaient devant eux leur bétail, et fuyaient en escortant de longues files de charrettes sur lesquelles ils avaient entassé des ustensiles,