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puis me regardant le sourcil déjà froncé : — Que voulez-vous? et surtout soyez bref.

Je lui exposai ma demande en termes nets et précis. — Montez! dit le lieutenant.

Je pris subitement place dans un wagon où quinze zouaves allongeaient leurs guêtres. Des regards curieux se dirigèrent vers le nouveau-venu, qui mêlait tout à coup sa jeune barbiche au rassemblement farouche de ces moustaches rouges et noires. L’instant était critique : il y avait là un écueil à franchir. Une magnifique pipe que je tirai et que j’offris tour à tour à chacun me gagna le cœur de mes compagnons de route. En sigue d’adoption, ils me tutoyèrent spontanément. Vers dix heures du soir, le train s’arrêta à Charleville : le détachement des zouaves quitta les wagons, et vint camper sur une promenade au-dessus de la station. L’influence de la pipe dont le tuyau d’ambre sortait de ma poche me permit l’entrée d’une tente où l’hospitalité la plus cordiale m’accueillit sur un pan de gazon. Mon tartan, que je n’avais pas quitté depuis mon départ de Paris, me servit de matelas et de couverture, et je m’endormis entre camarades. Lorsque par hasard j’entrouvrais les yeux, et qu’à la lueur pâle de quelques tisons brûlant çà et là j’apercevais ce pêle-mêle de jambes enfouies dans d’immenses culottes, et de tètes cachées à demi sous le fez rouge, des rires silencieux me prenaient. Je fus réveillé par la rosée qui transperçait mes vêtemens et me glaçait. Les zouaves, qui, dans des attitudes diverses, ronflaient sous la tente, secouèrent leurs oreilles comme des chiens qui viennent de recevoir une ondée, et, sifflant des airs bizarres mêlés de couplets saugrenus, se mirent en devoir de plier les tentes et de faire les sacs pour être prêts à partir au premier signal. Je m’employai avec eux tant bien que mal.

A sept heures et demie, un train prit le détachement, et la locomotive courut sur la voie qui aboutissait à Sedan. Ici le verbe courir doit se prendre dans le sens le plus modeste. Le convoi marchait, parfois même il se traînait. D’une main, le mécanicien, debout sur sa machine, serrait le frein; du regard, il sondait l’horizon. On ne savait pas au juste où étaient les Prussiens, et à toute minute on craignait de trouver la voie coupée. Tout à côté des rails, en contrebas, filait une route sur laquelle passaient en toute hâte des familles de paysans chassées par la peur et le désespoir. Des femmes qui pleuraient portaient des petits enfans. Ces malheureux pressaient la fuite de quelques bestiaux. On entendait le grincement des charrettes toutes chargées de ce qu’ils avaient pu sauver. Des détonations roulaient dans la campagne. On voyait çà et là au-dessus des haies des panaches de fumée blanche; toutes les têtes étaient aux portières. Le convoi allait au-devant de la bataille. Un mélange