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jetées à la mer. Le prince Mentchikof campait avec les débris de ses troupes dans la plaine de Balaklava, et les Russes semblaient vouloir se borner à défendre la rive méridionale du port, sur laquelle s’élèvent les établissemens de la marine. L’autre rive est protégée par la citadelle de Sievernaïa. Cette citadelle est un ouvrage bastionné capable de recevoir 10,000 hommes ; mais la fortification n’avait pas été entretenue, et l’escarpe tombait en ruine. Le prince croyait que les alliés emporteraient cet ouvrage avec l’élan qui venait de déconcerter son plan de défense à l’Alma. Quant à l’action des flottes, il en exagérait aussi la portée. De toutes les places du monde, Sébastopol était peut-être celle qui possédait les moyens les plus formidables pour repousser une attaque maritime. L’armement des ports et de la rade comprenait 439 canons. J’ai entendu un illustre maréchal faire à ce propos une remarque bien juste : si l’on osait tout ce qu’on croit l’ennemi capable de tenter, si l’on mettait dans ses propres projets la moitié seulement de la témérité qu’on prête à ses adversaires, l’histoire ne serait remplie que de traits d’audace ; mais les fortifications prennent une tout autre face, suivant qu’on les considère du dedans ou du dehors. Pour se permettre de brusquer les choses, il eût fallu être dans le secret des découragemens du prince Mentchikof.

Dans les armées alliées, on avait toujours pensé qu’un siège régulier était inévitable. On était parti de Varna avec le dessein bien arrêté d’ouvrir la tranchée devant la citadelle. Près de mettre ce plan à exécution, nous nous aperçûmes que les pièces de gros calibre qui garnissaient les ouvrages avancés envoyaient leurs boulets au-delà des bords de la Belbek ; on ne pouvait songer à établir ses magasins sous le canon de l’ennemi. Il fallait donc mettre la rivière entre le camp et les travaux d’approche. Cette disposition offrait de graves inconvéniens. Ne valait-il pas mieux transporter soudainement l’attaque sur la rive où l’on n’était pas attendu ? Grosse question à résoudre, et qu’il fallait résoudre dans un moment où le commandement allait changer de mains.

Le maréchal de Saint-Arnaud ne vivait plus depuis deux mois que par l’effort d’une volonté énergique. Des crises terribles avaient plus d’une fois répandu l’alarme dans le camp. Même après le départ de Varna, il était douteux que le maréchal pût toucher la terre de Crimée. La victoire sembla l’avoir affranchi de la nécessité de vivre. Pareil au prophète, il laissa retomber ses bras dès que l’ennemi fut en fuite, et cessa une lutte que d’atroces souffrances avaient mise au-dessus des forces humaines. Le vainqueur de l’Alma léguait à son successeur une tâche difficile. Le triomphe dont il emportait l’honneur dans sa tombe n’avait rien conclu. Il restait