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avant de se rembarquer à prendre Sébastopol, et Sébastopol, ayant eu le loisir de compter ses ennemis, ne désespérait plus de les repousser.


III.

Le général Canrobert avait remplacé le maréchal de Saint-Arnaud. L’esprit de décision qui nous avait si hardiment lancés dans cette campagne ne cessa pas d’inspirer les résolutions du commandement. L’armée reçut de la flotte quatre jours de vivres et prit, à travers les montagnes, le chemin de la presqu’île Chersonèse. À cette nouvelle, le prince Mentchikof quitta brusquement la plaine de Balaklava pour se porter sur Symphéropol et Batchi-Seraï. Il restait ainsi en communication avec les provinces de l’empire. S’il ne pouvait sauver Sébastopol, il sauverait au moins la Crimée. Il y eut un moment de surprise dans la flotte quand on n’aperçut plus les tentes de notre armée, et une cruelle période d’angoisse lorsqu’il fallut passer quatre longs jours sans nouvelles. Les premiers éclaireurs parurent enfin dans la plaine de Balaklava. Les alliés descendaient des hauteurs de Mackensie ; les Russes remontaient vers Symphéropol. Les deux armées avaient échangé leurs positions. C’était la nôtre qui occupait la presqu’île Chersonèse ; c’étaient les troupes du prince Mentchikof qui allaient camper sur les bords de la Belbek. Ce croisement s’était fait sans combat. Il n’y avait eu qu’une rencontre fortuite dans les bois entre les deux arrière-gardes. Si l’on se reporte aux délibérations qui avaient précédé le départ de l’expédition, on sera étonné de voir avec quelle facilité les objections les plus fondées en apparence s’étaient évanouies devant des nécessités impérieuses. Après avoir déclaré qu’on ne pouvait marcher, dépourvu qu’on était de tout moyen de transport, on avait pris terre à plusieurs jours de marche de Sébastopol ; avant d’avoir trouvé à vivre sur le pays, on s’était séparé de la flotte ; sans certitude d’y rencontrer de l’eau, on venait de se jeter dans la presqu’île où l’on n’avait point osé débarquer. La campagne de Crimée pourrait s’appeler la campagne des résolutions imprévues ; mais tout réussit à ceux que le ciel seconde.

Par suite du changement de front qu’avaient opéré les alliés, les Anglais auraient dû cette fois s’appuyer à la mer, laissant nos troupes continuer à former l’aile droite. Un autre arrangement prévalut. L’amiral Lyons, avec un détachement de la flotte anglaise, avait occupé le port de Balaklava, sur le revers méridional de la presqu’île, nous laissant la baie de Kamiesh pour y établir nos magasins. Cette combinaison entraînait la formation de la ligne en ordre