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contre le Turc, qui est l’ennemi commun, mais à la condition que la victoire devra profiter avant tout à l’affranchissement de la race hellénique, et qu’un maître nouveau ne viendra pas se substituer au maître ancien. La communauté de croyances religieuses, que les observateurs superficiels considèrent comme une cause de rapprochement entre les deux peuples, éloignerait plutôt le clergé grec de toute idée de fusion avec le clergé russe. Il y a chez les Hellènes, en religion comme en toute chose, un sentiment obstiné d’indépendance qui ne s’accommoderait pas de la suprématie religieuse du tsar. L’église grecque, qui donne son nom à une grande communion chrétienne, qui se vante de son antiquité, de ses traditions, de son histoire, se croirait humiliée et amoindrie, si elle devenait église russe. Les prêtres grecs, qui ont toujours résisté au pape de Rome, ne sacrifieraient sous aucun prétexte la liberté dont ils jouissent au sein d’une église indépendante à l’autorité absolue d’un pape du nord doublé d’un autocrate. Je demandais un jour au jeune et intelligent évêque de Paramythia, en Epire, si le clergé des provinces grecques de la Turquie verrait avec plaisir les Russes y remplacer les Turcs. « Nous y perdrions, me répondit-il ; sous la domination turque, quelque dure qu’elle soit, il nous reste du moins un asile, l’église : jamais le Turc n’y pénètre, jamais il n’intervient dans les questions religieuses. Nos temples nous appartiennent et n’appartiennent qu’à nous. Le Russe nous poursuivrait jusque dans le sanctuaire au nom du pouvoir spirituel qu’il attribue à l’empereur, et nous y apporterait la volonté d’un maître. » Tous les prêtres hellènes ne sont pas aussi francs : ils acceptent même volontiers les cadeaux que la Russie envoie chaque année à leurs églises et à leurs couvens ; mais tous réservent également leur indépendance et entendent rester Grecs. Ils entretiennent si peu l’amour de la Russie dans les classes populaires, sur lesquelles ils exercent une véritable influence, que le peuple, dont les sentimens intimes se traduisent souvent par des mots caractéristiques, applique généralement aux Russes un sobriquet méprisant, et emploie un des termes les plus énergiques de sa langue pour désigner les partisans supposés de la politique moscovite[1]. L’Anglais au contraire, sans être aimé, in-

  1. Dans le peuple, on appelle le Russe Kakolos, comme pour se moquer de quelques sons de la langue moscovite qui, se reproduisant trop fréquemment, paraissent grossiers aux oreilles athéniennes. C’est ainsi que les anciens Grecs ont composé le mot barbaros (barbare) avec les deux syllabes les plus rudes et les plus usitées de la langue étrangère qu’ils ont entendue la première. Dans le même idiome populaire, le partisan du Russe est un napiste, un napas, c’est-à-dire un coquin et pis encore. On s’exposerait à un mauvais parti, si on se permettait d’appeler ainsi le plus humble, le plus inoffensif des Athéniens.