Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’étaient revêtus de teintes superbes, on distinguait à travers les arbrisseaux de la rive les cabanes si bruyantes encore au mois d’août, et maintenant le roulement du canon et le crépitement de la fusillade remplaçaient la gaîté d’autrefois. On tirait sur nous des maisons de Bougival ; nous nous mîmes à tirer sur Bougival. Le mal que nous faisions n’était pas grand. Quelquefois nous avancions, quelquefois nous reculions ; l’intensité plus ou moins vive du feu y était pour quelque chose, les ordres qu’on nous donnait pour le reste. Un pauvre zouave de seconde classe, qui n’avait vu qu’une défaite et une capitulation, n’a pas d’avis à émettre sur des opérations de guerre ; il me semblait cependant que cette affaire était menée sans vigueur et surtout sans ensemble. Cependant on se battait ferme autour de la Malmaison. Le parc était en feu ; les pierres et le plâtre du mur d’enceinte sautaient en éclats. Je tiraillais toujours. Je regardais tomber les branches des arbrisseaux coupées par les balles comme avec une serpe. C’est là que pour la première fois j’ai remarqué cet air de stupéfaction que prend le visage d’un homme frappé à mort. C’est de l’effarement. Il y en a qui restent foudroyés. J’avais près de moi un zouave qui chargeait et déchargeait son chassepot accroupi derrière un saule. Il en appuyait le bout sur la fourche de deux branches, et ne lâchait son coup qu’après avoir visé. De temps à autre, je le regardais. Un instant vint où, ne l’entendant plus tirer, je me retournai de son côté. Il était immobile, la tête penchée sur la crosse de son fusil, le doigt à la gâchette, dans l’attitude d’un soldat qui va faire feu. Un filet de sang coulait sur son visage d’un trou qu’il avait au front. Il était mort. Aucun de ses membres n’avait remué. Une sonnerie de clairon nous fit commencer un mouvement de retraite. On reculait, puis sur un nouveau signal on s’arrêtait. Des obus passaient sur nos têtes ; mais, chemin faisant, nos baïonnettes trouvaient à s’occuper. Elles nous servaient à fouiller les champs et à en arracher de bonnes pommes de terre que nous glissions dans nos poches. L’ordinaire se faisait incertain, et quelques légumes venaient à propos pour en varier la maigreur. Un temps se passa mêlé de haltes et de marches, après lequel un ordre définitif nous fit rentrer dans nos cantonnemens.

Le village de Nanterre, que nous avions traversé une première fois en tenue de campagne, devint un lieu de promenade. Ce village avait une physionomie particulière qui brillait par l’originalité. On ne pouvait pas dire qu’il fût peuplé ; on ne pouvait pas dire non plus qu’il fût désert. Il y avait des habitans ; quelques-uns étaient de Nanterre certainement, mais d’autres avaient été conduits là par les hasards de la guerre ; Nanterre me rappelait ces pays frontières