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Avec le cinquième officier arriva un premier obus. Il éclata en arrière de la ferme. — Trop long! dit Michel. Un second éclata en avant. — Trop court, reprit-il. Un troisième tomba sur un toit qu’il effondra ; les Prussiens avaient rectifié leur tir. Un peu d’infanterie se montra au loin; on courut aux meurtrières. Là je fis connaissance avec un nouveau genre de supplice qui avait son âpreté. Un courant d’air terrible s’établit dans ces ouvertures pratiquées en pleins moellons, et, quand le thermomètre descend à 12 degrés, il acquiert une violence qui coupe le visage et le rend bleu. Les yeux s’enflamment et n’y voient plus. Cette infanterie que nous avions aperçue n’arrivait pas, mais les obus ne cessaient pas de pleuvoir avec une précision qui ne se démentait plus. Un projectile abattait un pan de mur qui s’écroulait sur ses défenseurs; un autre éclatait dans une tranchée d’où il faisait voler des lambeaux de chair avec des paquets de terre. Un seul obus nous vint en aide en tuant un cheval qui servit au ravitaillement de la compagnie Nous tenions bon cependant, et depuis quelques heures, de cinq minutes en cinq minutes, on relayait les camarades aux meurtrières, lorsque à six heures du soir ordre vint d’évacuer la ferme. Une main frappa mon épaule. — Te l’avais-je dit! s’écria Michel.

— Je n’avais rien à répondre, et à mon rang, le fusil sur l’épaule, je suivis ma compagnie, qui avait pour mission de couvrir la retraite de la division de Bellemare. Vers neuf heures, nous arrivions à Bondy, où, en attendant les ordres, quelques-uns de nos hommes, harassés de fatigue, dormaient debout, le sac au dos, les mains sur le fusil.

Deux ou trois jours se passèrent là en pleine misère; parfois on avait l’abri de quelque maison à laquelle on arrachait une poutre ou un reste de parquet pour faire du feu; parfois on campait sur la route et dans la neige. Le froid nous rongeait. Il semblait s’immobiliser dans son intensité. On attendait le matin, on attendait le soir; les heures se passaient dans ces longues attentes, l’arme au pied ou les fusils en faisceaux. On s’engourdissait dans l’épuisement. Ce fut le moment que mon capitaine choisit pour tomber malade. Il traînait depuis quelque temps malgré sa jeunesse et son énergie. Un soir, la fièvre le prit; il eut froid, il eut chaud; il se laissa tomber sur quelques brins de paille et y resta à demi mort. Un médecin qui passait par là s’arrêta et me déclara qu’il avait la petite vérole. — S’il en revient, ce sera drôle. — Il faisait un froid de 14 degrés. Pour remède rien que de l’eau-de-vie et de la neige fondue que je lui faisais boire alternativement. Quand il avait faim, il mâchait un morceau de cheval cru; je lui donnais ce que j’avais sous la main. Je lui demandai s’il voulait être porté à l’ambulance.

— Jamais! cria-t-il. — La fièvre le secouait toujours, et ses dents