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sèches ; la combustion lente de ce déchet sans valeur empêche le métal de se refroidir au-dessous de quelques 100 degrés, et il cuit sous cette enveloppe comme dans un bain-marie de charbon. La halle est remplie de ces lingots surnuméraires, tous d’une grande valeur. En y comprenant les pièces déjà martelées et qui, elles aussi, doivent passer par cette sorte de recuit, on compte là pour plusieurs millions de francs d’objets plus ou moins travaillés, dont M. Krupp seul peut tirer parti, car nul autre que lui ne pourrait ni les forger, ni les ciseler, ni les casser, ni les fondre, ni les transporter.

Pour M. Krupp même, forger de si grosses pièces n’avait pas été l’affaire d’un jour ; il lui avait fallu faire plus d’un effort, courir plus d’une aventure. Ses premiers martinets qui venaient à bout des lingots ordinaires restaient sans puissance sur une masse de métal de 37 tonnes, on avait renoncé à s’en servir ; mais comment y suppléer ? Les grandes forges en étaient aux essais. Au Creusot, on citait un marteau à vapeur, dû à son ingénieur en chef, et d’une précision telle qu’il pouvait casser la coque d’un œuf et en même temps agir sur d’énormes blocs. Le poids du marteau était de 12,000 kilogrammes ; le jeu en était mécanique et se réglait sur la force à obtenir. La vapeur soulevait le marteau à la hauteur d’où en retombant il frappait dans les conditions voulues la pièce posée sur l’enclume. Cet instrument, aujourd’hui l’âme des ateliers de premier ordre, était le marteau-pilon. Outre celui du Creusot, on citait ceux des forges de la marine, à La Chaussade, et de MM.  Petin et Gaudet à Rive-de-Gier, l’un et l’autre de 15,000 kilogrammes. D’autre part, l’Angleterre en montait plusieurs d’une force supérieure, et dans le nombre un de 25,000 kilogrammes. C’était en 1859 ; la révolution gagnait toutes les forges, point d’homme du métier qui n’y songeât. Le cri public disait que, dans toute industrie régulière, les moyens de traitement doivent se mettre en rapport avec le poids et le volume des matières à traiter, et que poser le problème sans le résoudre, c’est rester au-dessous de sa tâche. M. Krupp n’accepta pas cette mise en demeure ; il fit ses calculs, évalua la limite de ses besoins, et se dit que pour y suffire dans tous les cas il aurait un marteau-pilon de 50,000 kilogrammes.

Le projet était hardi et n’eut guère que des censeurs. Les maîtres de forges n’y virent que l’œuvre d’un fou qui a du temps et de l’argent à perdre ; parmi les savans, peu le crurent possible : la plupart de ceux à qui il fut soumis estimèrent qu’on ne réussirait pas à faire le marteau, que, si on le construisait, on ne parviendrait pas à le mettre en marché, et que, si on le mettait en marche, il se briserait, lui et tout son appareil. M. Krupp se trouvait donc, en préludant à son œuvre, en face de trois défis : il ne s’en émut pas.