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Les Persans ne sont pas rares à Andrinople ; ils ont la réputation de marchands très habiles ; les Turcs, qui ne les aiment pas, et dont ils diffèrent beaucoup par la vivacité de caractère et la rapidité d’esprit, les accusent de manquer de bonne foi. La ville possédait encore au mois d’août 1868 une colonie venue de Téhéran. C’étaient des babistes, partisans du Bab, novateur qui a essayé de fonder, il y a quelques années, dans l’empire du schah une religion dont l’Orient et l’Europe se sont également préoccupés. Après une longue et sanglante persécution où les sectateurs du Bab ne montrèrent aucune faiblesse, mais renouvelèrent, par le courage avec lequel ils désiraient et acceptaient le martyre, des scènes que nous croyions disparues de l’histoire, l’autorité, qui en avait mis à mort un grand nombre, et parmi eux leur chef, prit le parti d’exiler les autres. La Turquie, qui n’est jamais en bonne amitié avec la cour de Perse, donna volontiers asile à ces persécutés ; elle leur assigna pour résidence Andrinople et quelques villages de Roumélie ; le frère du Bab fut interné au chef-lieu du vilayet. La vie de ces exilés était un perpétuel sujet d’édification. À peine installés, ils prirent tous un métier, — c’est un principe de leur foi que tout homme doit travailler, — et parurent vivre comme les autres musulmans, avec cette seule différence qu’ils ne cessaient de donner l’exemple de la charité et de la douceur. Ils assistaient régulièrement aux prières publiques dans les mosquées. Cependant ils ne renonçaient pas à leur croyance ; chacun d’eux était un prédicateur et un apôtre. Un Turc venait-il acheter du tabac à la boutique d’un babiste, le marchand lui parlait du salut, de la réforme des âmes, de la vertu ; il le faisait d’un ton familier et avec cette souplesse propre à sa race, non sans mêler à ses discours des images et des paraboles. Si l’interlocuteur s’intéressait à l’entretien, le babiste touchait à quelques points plus particuliers de la doctrine nouvelle. Cet apostolat populaire et tout individuel, fait dans les bazars, en raccommodant des chaussures ou en tressant des nattes, est essentiellement oriental. Il est intéressant de retrouver de nos jours des procédés et des habitudes que nous avons peine à comprendre quand nous les voyons dans les récits anciens, en particulier dans les Actes des apôtres. Les babistes firent des prosélytes ; c’en fut assez pour que la Porte s’effrayât ; le vali ne connaissait rien à cette religion, il s’en souciait même assez peu ; le légat de césar non plus ne s’occupait guère des idées religieuses qui pouvaient se trouver au fond des querelles des Juifs à Jérusalem, le gouverneur romain et le gouverneur turc n’aimaient pas ces agitations ; le vali coupa court à la propagande. Les babistes reçurent l’ordre de se tenir prêts à partir, sans qu’on leur dît où on allait les mener ; le frère du Bab les réunit et leur annonça ces nouvelles épreuves ; « son petit troupeau, disait-il, n’avait pas