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Plus triste que cette situation elle-même est l’état moral dans lequel elle nous laisse. La révolution n’était une religion que pour le peuple sans doute; cependant elle faisait une très grande partie de la vie morale de notre nation, même dans les classes les plus éclairées. Tous nous vivions partiellement de ses espérances : si les racines de l’arbre paraissaient à quelques-uns plonger dans un terrain aride et ingrat, ceux-là espéraient arriver à changer la nature de ce maigre sol par des transports de bonnes terres et de riches engrais; d’autres, sans rien espérer de l’arbre en lui-même, comptaient avec assurance sur le succès d’une opération de greffage intelligemment faite pour obtenir les fruits savoureux que la sève à la fois rare et corrosive du XVIIIe siècle ne pourrait jamais à elle seule lui donner; d’autres enfin se raccrochaient à telle ou telle branche dont le feuillage plus touffu contrastait avec la stérilité des rameaux voisins. Celui-ci se consolait de voir rester si malingre le principe de liberté en contemplant la santé robuste du principe d’égalité; celui-là se contentait de ce certain esprit vague d’humanité qui nous distingue comme tenant lieu de la fraternité absente. J’accorde, — comme le veut une opinion inflexible chez quelques personnes et admise sans discussion par une foule trop affairée pour avoir le temps de peser la portée de ses négations, — que nous avons perdu sans retour toute foi en cette monarchie et en cette église dont les œuvres séculaires, tout entamées qu’elles sont, constituent néanmoins le meilleur de ce qui nous reste; mais au moins à défaut de cette foi nous avions la révolution française. Elle ne remplissait point, il est vrai, fort étroitement nos âmes, elle y laissait des vides assez nombreux pour que bien des hôtes pussent s’y loger; cependant elle suffisait pour occuper en partie nos intelligences et satisfaire nos imaginations. Si tout cela fait défaut, qui donc en France pourra se vanter de posséder une vie morale? qui, si ce n’est quelques milliers de chrétiens obstinés qui n’ont pas besoin de la révolution parce qu’ils la retrouvent dans la religion, et quelques centaines de philosophes, c’est-à-dire d’hommes dont les principes existaient longtemps avant que la révolution fût née, et subsisteront encore lorsque son nom sera depuis longtemps efface de la mémoire humaine.

Ah! s’il est quelque part quelque révolutionnaire dont l’âme soit susceptible d’autres flammes que des flammes desséchantes de l’ambition, d’autres émotions que des fiévreuses émotions de la rauque dispute, il me semble que celui-là, dans ses heures de patriotique tristesse, peut s’écrier : O heureux ceux qui sont morts en pleine, restauration ou après juillet 1830! Ceux-là ont pu s’endormir on toute confiance et avec leurs illusions entières. Et heureux aussi