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ceux qui sont morts après Waterloo ! Le deuil dont leur âme fut assombrie ne flétrit pas leur foi, et ce deuil lui-même fut au moins consolé par la perspective d’une paix brillante et féconde et l’espoir d’une concorde durable. »


II.

Si le révolutionnaire mélancolique et sensible dont je viens de supposer l’existence joint à ces aimables qualités une toute petite dose de cette bonne foi qui est la mère des salutaires inquiétudes de conscience, il me semble qu’à ces deux interjections il pourrait encore ajouter celle-ci : « mais plus heureux que ces deux hommes est celui qui a pu s’endormir dans l’éternité en se disant : Je n’ai participé à février 1848 ni de fait ni d’intention; ah ! que la terre doit être légère à celui-là, et que ses os doivent mollement reposer ! »

La date à jamais néfaste de février 1848, voilà le point de départ véritable de nos malheurs; ce fut dans la plus stricte réalité le Waterloo intérieur de la France. Ce jour-là, la révolution française fut véritablement vaincue par son triomphe même, car ce jour commence l’ère de sa phase descendante et de ses déviations. Jusqu’alors l’histoire de la révolution française était claire et parfaitement intelligible. C’était bien toujours, il est vrai, un phénomène excessif; mais les phases de ce phénomène s’étaient déduites en droite ligne, avec logique, avec suite; la révolution tenait encore dans les grandes routes de la nature et du sens commun. A partir de février 1848 s’ouvre pour elle une carrière d’aventures excentriques où elle se lance sans pouvoir dire ni où elle va ni ce qu’elle veut, et en brisant le trône de juillet elle perd le seul moyen qui lui restât de Si sauver, de durer et peut-être de grandir encore.

Les sociétés ne se comportent pas autrement que les individus. Il leur faut longtemps pour grandir, longtemps pour faire l’apprentissage de leurs forces et pour s’assurer qu’elles pourront vivre; seulement ce temps d’éducation et de croissance, qui se compte par années pour l’individu, se compte par siècles pour les sociétés. Que de soins, que de sollicitude prudente ne faut-il pas pour les conduire jusqu’à l’adolescence; quelles longues générations de précepteurs dévoués, ingénieux et savans pour faire leur éducation! Plus que toute autre, la jeune société issue de la révolution avait besoin de tous ces appuis. Sa naissance avait été sanglante et douloureuse à l’excès, l’enfant s’échappait avec peine des flancs d’une mère épuisée par une trop longue fécondité; alors un chirurgien de génie l’avait délivré en renouvelant la célèbre opération césarienne, et