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la politique qui convenait à la France et à son nouveau gouvernement, les mêmes vues et la même intention dominante ; nous voulions tous la monarchie constitutionnelle, le régime parlementaire et la paix européenne. Notre association, quoiqu’elle ne se fût pas faite sans difficulté, nous convenait à tous ; nous avions confiance dans notre capacité mutuelle. « Nous étions jeunes alors, généraux et soldats, » disait Napoléon en parlant des premières campagnes d’Italie : le cabinet du 11 octobre 1832 était animé en politique d’un sentiment analogue et ardent à son œuvre avec espérance.

Le duc de Broglie ne ressemblait guère à aucun des ministres qui, dans des temps très divers, ont dirigé avec honneur et succès les affaires extérieures de la France. Presque tous ces ministres, je pourrais dire tous et les meilleurs, ont été à la fois patriotes et ambitieux : ambitieux pour eux-mêmes comme pour leur pays, jaloux d’accroître la grandeur de la France en faisant dans ce travail leur propre fortune, et peu scrupuleux quant aux moyens à employer pour atteindre l’un et l’autre but. Le duc de Broglie a été patriote autant que personne dans aucun temps, y compris le nôtre ; il partageait même, dans une assez large mesure, les instincts, les premières impressions, les joies et les déplaisirs populaires ; mais il était étranger à toute ambition personnelle de rang, de richesse, d’amour-propre : il était content de sa position et modeste avec dignité dans les avantages qu’il possédait. Quant à la France, il ne désirait pour elle aucune extension de territoire, aucune conquête ; il la trouvait assez grande et assez bien constituée pour n’avoir rien à craindre de personne, ni rien à envier à personne. Il regardait la fondation du gouvernement libre comme la grande affaire nationale de notre époque, et la paix européenne comme une condition essentielle de notre prospérité et de notre succès dans le régime nouveau et difficile que nous avions entrepris d’établir.

Nous avions l’un et l’autre à ce sujet une conviction commune que j’ai déjà exprimée dans mes Mémoires[1], et que je me permets de reproduire ici, car c’est, à mon sens, une des idées les plus essentielles à répandre et à faire prévaloir dans le monde moderne. L’Europe est une société de peuples et d’états à la fois divers et semblables, séparés et point étrangers, non-seulement voisins, mais parens, unis entre eux par des liens moraux et matériels qu’ils ne sauraient rompre, par le mélange des races, la communauté des religions, l’analogie des idées et des mœurs, par de nombreux et continuels rapports industriels, commerciaux, politiques, littéraires, par des progrès de civilisation variés et inégaux, mais qui tendent

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. IV, p. 4.