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hagiographique, qu’il ne lui était pas permis de changer, il s’est donné un autre but que la légende. Son personnage héroïque est Justine. Il a voulu peindre une jeune fille chrétienne aux prises avec tous les fantômes de l’enfer qui travaillent à la séduire, éperdument aimée par un magicien qu’elle aime elle-même, et triomphant de son amour et des démons par la vertu du signe de la croix. Sa victoire entraîne la conversion de son amant, qui devient son compagnon de martyre. Voilà l’idée qui domine l’œuvre d’Eudocie, tandis que dans la légende le vrai héros est Cyprien, et Justine un personnage accessoire. Cette idée morale, qui nous frappe dans la composition du poète, en est l’âme en quelque sorte. Cette œuvre est un poème chrétien dans toute la force du mot, et le premier en date des poèmes chrétiens. On y rencontre ce qui fait l’intérêt de cette nature de poésie : le combat de l’amour et de la chasteté, l’antagonisme du bien et du mal soit dans la nature matérielle, soit dans la nature humaine, et toute la mythologie des divinités du Tartare. On croirait lire parfois des pages de Milton ou du Tasse, et il y a là tels passages assurément que n’eût pas renié l’auteur du Paradis perdu.

Sous le point de vue de l’art au Ve siècle de l’ère chrétienne et j’ajouterai sous celui de l’histoire qui lui devra plus d’un renseignement curieux, le poème des amours de saint Cyprien et de sainte Justine mérite que nous nous y arrêtions, et nous le ferons d’autant plus volontiers que ce sera pour la plupart de nos lecteurs une connaissance toute nouvelle. Notre fil conducteur dans le travail de reconstitution que nous essayons de faire sera naturellement l’analyse donnée par Photius, qui nous permet de rendre à leur véritable place des fragmens souvent mutilés et un peu confus. Le grand morceau de la légende originale intitulé Confession de Cyprien nous viendra également en aide soit pour combler des lacunes, soit pour éclaircir des obscurités ; nous nous servirons aussi à cet effet de la vie des deux saints telle que les hagiographes grecs nous l’ont laissée. Notre but dans tout cela est de mettre en lumière l’œuvre d’une fille d’Athènes, impératrice romaine au Ve siècle, et de montrer que ses contemporains ne l’avaient pas trop flattée en la déclarant un poète.

Le poème est divisé en trois livres ayant chacun son objet distinct dans l’ensemble. Le premier renferme les amours et la conversion de Cyprien, le second un récit rétrospectif de ses aventures fait aux fidèles dans une confession publique, le troisième son épiscopat et son martyre à côté de celle qu’il a aimée.

Au premier livre, on est introduit sous le toit de la vierge Justine ou plutôt Justa, car tel est le nom qu’elle porte parmi les siens ;