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son temps en paroles inutiles. Cette sorte de scepticisme, qui est la croyance en la force brutale, nous a-t-elle gagnés ? Je ne sais ; mais nous n’en sommes plus à penser que le droit suffise contre la force. Nous savons que les Allemands sont des pillards et des incendiaires, que l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine est un retour au vieux principe féodal qui liait l’homme à la glèbe ; mais l’histoire ne nous enseigne point que les œuvres de violence périssent ipso jure. Les Romains, qui ont conquis le monde par les plus abominables moyens, ont gardé leur butin tant qu’ils ont gardé la force. Si celui qui a frappé par l’épée périt par l’épée, c’est qu’il s’élève contre lui un vengeur armé d’une épée plus solide. Or nous avons vu de trop près le vainqueur pour ne pas savoir combien il est redoutable. Ces opérations si bien conduites dans leur ensemble et dans les moindres détails, cette organisation, fruit d’un labeur et d’une application d’esprit qui depuis un demi-siècle ne se sont pas lassés, ont forcé notre admiration sans affaiblir notre haine. Une merveilleuse entente de toutes les volontés, de celles qui commandent et de celles qui obéissent, régnait dans la nation armée ; à côté des soldats, et tout aussi disciplinés, avaient pris place des administrateurs, des journalistes, des philosophes, des savans. N’étaient-ce point des psychologues qui révélaient le moment où il convenait de jeter des obus dans les rues d’une ville ? Et les mathématiques n’ont-elles point servi devant Strasbourg à déterminer l’heure précise où seraient déchirés les liens séculaires qui attachaient la malheureuse ville à sa patrie ? C’est pourquoi, tout en appelant de meilleurs jours, nous qui avons subi tant d’exigences, tant d’insultes, et la cohabitation de ces gens dont l’hypocrite politesse dissimulait mal la grossière nature, nous sommes devenus circonspects, et ne craignons rien tant que les rêves insensés d’une vengeance prochaine. Travaillons, apprenons la psychologie, les mathématiques, la géographie ; apprenons tout ce que savent nos ennemis et que nous ignorons ; passons tous par l’école et par l’armée, et que de l’école et de l’armée, toutes deux régénérées, la discipline reflue dans les familles et dans la société, car là est le vrai, l’unique remède, et nous ne pouvons songer, sans faire un triste retour sur nous-mêmes, qu’en Prusse, au lendemain de Tilsitt, sans perdre un jour, Stein, G. Humboldt et Scharnhorst se sont mis à l’œuvre en s’inspirant de cette devise, qui devrait être la nôtre : allgemeine schulpflicht, allgemeine wehrpflicht, pour tous le devoir est de s’instruire, pour tous le devoir est de défendre la patrie.


ERNEST LAVISSE.