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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/409

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étant minorité dans le pays, ils ne pouvaient prétendre qu’ils occupaient une terre germanique, et qu’il fallait la réunir à la grande patrie. Une séparation d’avec la Russie serait mortelle à leur commerce, car leurs ports servent de débouchés aux provinces russes de l’intérieur. Enfin, comme représentans de la culture allemande, ils voyaient s’ouvrir devant eux dans le grand empire beaucoup de carrières lucratives. La Russie tirait aussi grand profit de l’esprit entreprenant et de la supériorité d’instruction de ces laborieuses populations. Les provinces baltiques servaient d’intermédiaires entre Germains et Russes, comme l’Alsace entre Allemands et Français. La barbare querelle des races n’était pas soulevée, comme l’explique très bien un écrivain de ces contrées, M. Jegòr von Siyers[1], les Livoniens mettaient l’humanité au-dessus de la nationalité, et, tout en restant Allemands, contribuaient consciencieusement au progrès de la Russie.

Telle était la situation quand le programme du panslavisme moscovite vint donner le signal du prosélytisme russophile, dont le mot d’ordre, dicté par MM. Katkof et Samarin, était que dans l’empire on ne doit tolérer désormais qu’un seul culte, l’orthodoxie grecque, et qu’une seule langue, le russe. La propagande moscovite se servit surtout de deux moyens : dans les villes, on imposa aux établissemens d’instruction publique l’étude de la langue russe[2]. On fit paraître des journaux en russe, et la censure redoubla de rigueur contre tout ce qui était signalé comme une manifestation de séparatisme. Dans les campagnes, on eut recours à un système plus agressif encore : on tira parti de la différence des nationalités en excitant les paysans esthoniens et Jettes contre les propriétaires allemands. Ces étrangers, disait-on, vivent des sueurs du peuple ;

  1. Humanität und Nationalität, eine livländische Sœcularschrift zum Andenken Herder’s, von Jegòr von Sivers. La question de la Baltique est constamment l’objet d’un grand nombre de publications en Allemagne.
  2. Les journaux de Berlin constataient récemment que les mesures destinées à la « russification » des Allemands dans les provinces russes de la Baltique deviennent plus sévères que jamais, et sont exécutées avec une grande cruauté. Voici quelques faits. À Riga, où les Russes forment une petite minorité de la population, le gouvernement vient d’ouvrir un séminaire avec l’intention avouée de propager la langue et la religion russes parmi les habitans allemands qui sont protestans. Un général russe a été nommé directeur de cet établissement, et il a prononcé. un discours d’ouverture où il a déclaré que « nul ne peut être un bon chrétien, à moins d’être ou de devenir Russe. » Le général ajouta qu’Alexandre Ieravait délivré la Russie des français, Alexandre II des Polonais, et qu’Alexandre III la délivrerait des Allemands. Le directeur du collège allemand dans la même ville a reçu l’ordre d’introduire la langue russe dans son établissement sous peine d’une destitution immédiate, et d’écrire dorénavant tous ses rapports en russe ! Le directeur a répliqué que ni lui ni les professeurs du collège ne comprenaient la russe, ce à quoi le général a répondu : « Alors il faut qu’ils l’apprennent. »