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force de contrainte des gouvernemens qui les isolent assez pour qu’ils ne puissent se nuire, et les rapprochent juste assez pour leur faire croire qu’ils s’aiment, la guerre aurait trouvé un élément inépuisable, et sévirait avec une fureur que l’humanité n’a pas encore connue. La fraternelle concorde que nous voyons régner entre la Croatie et la Hongrie serait l’image en miniature de la concorde qui régnerait au sein de cette fédération. Les peuples libres de tout frein d’autorité, se trouvant alors en présence les uns des autres, s’apercevraient bientôt qu’ils sont plus irréconciliablement divisés par leurs manières différentes de sentir et de comprendre les mêmes choses qu’ils ne l’étaient par leurs diverses formes de gouvernement, et qu’il y a plus de distance entre les manières dont un Saxon et un Latin comprennent la démocratie qu’il n’y en a entre la république et la monarchie. Quelle bataille par exemple que celle qui éclaterait le jour où la démocratie des citoyens de l’ex-France et la démocratie des citoyens de l’ex-Allemagne reconnaîtraient qu’elles ne pensent sur rien de la même façon, et qu’en conséquence il y en aurait une de trop dans le monde ! Depuis le jour où les 800,000 hommes de Tamerlan rencontrèrent à Ancyre les 600,000 hommes de Bajazet, le monde n’aurait rien vu d’aussi horriblement beau. Si, comme je serais presque tenté de le croire, ceux qui rêvent une telle fédération ont un goût prononcé pour les apocalypses, ils auraient chance d’être satisfaits, et, après s’être délectés de ce spectacle, ils en seraient quittes pour proposer comme remède et préservatif le retour à l’idée de patrie.

La quatrième doctrine enfin, — est-ce bien doctrine qu’il faut dire ? — est celle que représente la fameuse société dont l’existence révélée récemment a été une surprise pour le plus grand nombre, mais n’a étonné aucun esprit habile à reconnaître à mille symptômes fugitifs les variations prochaines de l’atmosphère politique. C’est la plus sérieuse, en ce sens que c’est la plus menaçante, et aussi parce que son ambition va directement beaucoup plus loin que l’ambition d’aucune autre. Nous avons eu dans la commune un commencement de réalisation de cette doctrine, bien faible commencement, mais par le prologue il est aisé de préjuger la nature de la pièce. Quel est l’Attila secret, quel est le Tamerlan inconnu qui a rêvé une semblable conception ? Ces noms sont ici parfaitement à leur place, car il ne s’agit de rien moins cette fois que de la conquête même du monde civilisé. C’est la guerre, la guerre déclarée ouvertement, non point pour telle ou telle cause isolée ou pour tel ou tel pays, mais pour toutes les causes et tous les pays à la fois. Remarquez ici le pas gigantesque que la révolution vient de faire dans cette voie fatale d’universalité où elle s’est engagée. Ici