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non-seulement les prétentions sont universelles, mais la stratégie et la tactique sont universelles aussi. Autrefois dans les luttes que livrait la démocratie, il n’y avait jamais qu’un point de l’espace qui fût intéressé à l’issue de la bataille ; cette fois le repos de l’Europe entière est enveloppé dans les chances de chacun de ses combats. Cette doctrine nous déclare nettement qu’il n’y a plus de démocraties nationales, qu’il n’y a qu’une seule et même démocratie régie par un seul et même désir, un même vouloir, un même intérêt, — qu’Angleterre, Allemagne, France, Belgique, ne sont que les noms des localités où elle se propose de livrer ses futures batailles, les expressions géographiques qui lui serviront seulement à rappeler les chances heureuses ou malheureuses qu’elle rencontrera dans le cours de la lutte. Ce n’est rien moins qu’une moitié de l’humanité civilisée qui se propose de se jeter sur l’autre, et qui en fait nettement l’aveu. Si cela n’est pas grand, c’est au moins aussi gigantesque qu’on puisse le souhaiter ; en tout cas, cela dépasse, et de beaucoup, les rêves des ambitions les plus hautaines et des imaginations les plus effrénées. Ainsi voilà la démocratie qui prend à son compte le rôle des grands conquérans contre lesquels ses docteurs se sont élevés autrefois avec tant de violence, et qui aspire ouvertement à l’empire universel ! Elle ne se contente pas de rejeter tout ce qui n’est pas elle, elle annonce qu’elle n’acceptera rien qu’elle-même, et qu’elle ne nous laissera pas même la liberté des giaours dans les pays musulmans. Elle s’arme non pour se défendre, mais pour conquérir, et elle veut conquérir pour éviter qu’aucune autre puissance lui dispute la domination. Un islamisme matérialiste, voilà la forme nouvelle que revêt la démocratie. Elle ne nous propose plus d’affranchir l’humanité de toute tyrannie, elle nous apporte la sienne ; elle ne nous propose plus de tolérer toutes les croyances, elle nous apporte l’intolérance de sa loi ; elle ne réclame plus de nous la reconnaissance de sa liberté, elle nous demande l’obéissance à sa domination. Elle est entrée dans la voie qu’ont traversée toutes les puissances enivrées d’elles-mêmes, et au bout de laquelle elles ont toujours trouvé la défaite et le tombeau. En commençant ces pages, j’avais presque peur d’énoncer cette vérité trop vraie : « la révolution est le contraire de l’idée de patrie, » et je n’avançais qu’en tremblant ; mais remarquez-vous comme d’étape en étape l’examen de ses tendances nous a menés loin de la patrie, et avions-nous tort de douter que nous pussions compter sur elle pour nous la conserver ?


EMILE MONTEGUT.