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Il fallait toute une révolution religieuse pour qu’il eût des doutes sur la légitimité de ses droits et se crût obligé en mourant d’affranchir ses serviteurs « pour la rédemption de son âme. » Nous avons vu qu’on se traitait quelquefois de frères dans les associations païennes; mais on peut dire que ce beau nom avait perdu en partie sa force avant d’avoir produit tout son effet. Les sénateurs aussi sous les Antonins s’appelaient entre eux des frères, quoiqu’il leur arrivât très souvent de se détester; l’église rendit toute son énergie à ce mot qui était en train de devenir un terme de politesse banale. Quand elle se nomme elle-même l’assemblée des frères, ecclesia fratrum, elle entend que tous ceux qui la composent remplissent exactement les devoirs de la fraternité. C’est sous cette impulsion puissante que le rôle des associations s’étend et qu’elles s’imposent des obligations nouvelles. La différence qui sépare celle des chrétiens des autres est nettement marquée dans un passage célèbre de Tertullien. « Notre trésor, dit-il, quand nous en avons un, n’est pas formé des sommes que versent les ambitieux qui veulent obtenir chez nous des honneurs, et ce n’est pas en mettant notre religion aux enchères que nous le remplissons. Chacun apporte tous les mois une cotisation modique. Il paie, s’il le veut, quand il veut, ou plutôt quand il peut; personne n’est forcé de rien verser, les contributions sont volontaires. Nous regardons cet argent comme un dépôt qui nous est confié par la piété; aussi ne le dépensons-nous pas à manger et à boire, nous nous gardons bien de l’employer à d’indécentes orgies. Il sert à donner du pain aux pauvres et à les ensevelir, à élever les orphelins des deux sexes, à secourir nos vieillards. » Voilà ce que n’ont jamais fait les sociétés païennes, au moins d’une manière régulière et permanente; ce noble emploi de leur fortune leur était généralement inconnu. Dans cette voie de bienfaisance et d’humanité où elles s’étaient avancées si loin, c’était peut-être le seul progrès qui leur restait à faire, — et le temps ne leur a pas manqué pour l’accomplir; si pendant ces deux siècles où elles ont été si florissantes elles ne se sont pas avisées de se servir de leurs fonds « pour donner du pain aux pauvres, élever les orphelins, secourir les vieillards, » c’est qu’il n’était pas dans leur nature de devenir des sociétés de secours mutuels. Elles se sont trouvées quelquefois sur la route du christianisme; c’est un honneur pour elles. Elles contenaient en germe, si l’on veut, nos institutions charitables; mais peut-être fallait-il qu’un grand ébranlement religieux communiquât au monde une vertu nouvelle pour rendre ce germe fécond et lui faire enfin produire des fruits immortels.


GASTON BOISSIER.