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pital, le manque de routes, le défaut d’initiative, s’opposent à toute amélioration de la terre et du sort des habitans. Le fisc prend le plus clair des recettes du paysan, il exige environ 60 francs de chaque famille. Dans les villes, la misère prend d’autres aspects et garde la même intensité. La classe inférieure d’ouvriers se compose de manœuvres et de gens à tout faire; ce sont principalement des porteurs. La plupart ne sont pas mariés; ils gagnent de 60 centimes à 1 fr. 25 cent, par jour. Il est rare qu’ils aient une habitation fixe; ils couchent à la belle étoile ou à l’entrée des mosquées, des bazars et autres monumens; quelquefois ils ont la bonne fortune de s’établir dans des ruines ou dans des maisons abandonnées. Les bateliers sont plus heureux ; mais les artisans seuls, maçons, charpentiers, cordonniers, ont une existence relativement supportable, que n’accepterait cependant aucun Européen, si bas qu’il fût tombé. Toute la Turquie d’Asie est en proie à une effroyable misère. Le consul anglais de Smyrne estime que la dixième partie à peine de la terre arable de l’Asie-Mineure est actuellement cultivée. L’insalubrité de ces riches plaines vient précisément de la solitude et de l’abandon où elles sont plongées. Très peu de propriétaires des grands domaines vivent sur leurs biens, aucun n’y fait des dépenses d’amélioration; cette terre si féconde, si facile à irriguer, se vend de 20 à 30 shillings l’acre anglaise, soit de 60 à 80 francs l’hectare. Les choses se passent ainsi, même dans le voisinage d’une ville comme Smyrne, qui a 160,000 habitans.

Quelles sont donc les causes de cette déplorable situation économique, qui rend la terre déserte, qui condamne les populations laborieuses à une rémunération infime et à une vie pleine d’angoisses? Elles se résument toutes en une seule : par suite de l’insécurité politique et sociale, le capital s’est retiré de ces contrées jadis florissantes; bien loin d’y augmenter chaque année, il y dépérit. L’avidité du fisc arrache aux laboureurs le plus clair de leurs revenus. Les manufactures ne peuvent naître; tous les produits bruts qui tombent dans la consommation locale sont frappés d’un droit intérieur de 8 pour 100, un autre droit du même taux grève les produits manufacturés qui vont d’un port à l’autre de la Turquie. Le trésor ottoman, qui prélève une si grande part de la production, ne rend rien aux provinces; il n’a jamais pensé à faire des routes ou de grands travaux publics. Les petits propriétaires sont incapables d’augmenter la valeur et la fertilité du sol, les grands craignent toute dépense qui n’aurait d’autre résultat que de servir de prétexte à de nouvelles exigences du fisc. Les hommes laborieux et prévoyans qui, par des miracles d’économie, s’amassent un petit pécule ne savent comment le faire fructifier; il n’y a dans ces contrées ni caisses d’épargne, ni fonds publics, ni banques. Trois