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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/792

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listes incapables de toute déduction féconde et de toute conception générale. On ne s’est pas borné à étudier uniquement un petit groupe d’êtres vivans, on a fait mieux : on les a étudiés uniquement sous un seul point de vue. L’un, courbé sur son microscope, ne voit dans un animal ou dans une plante que les tissus dont ils se composent; l’autre, s’arrêtant aux organes extérieurs, s’épuise dans la vaine distinction des bonnes et des mauvaises espèces sans être averti par l’inutilité même d’un labeur sans issue que les espèces sont toutes aussi bonnes et aussi mauvaises les unes que les autres. Cette spécialisation exagérée, si elle a servi la science en accumulant des faits, a limité l’horizon des naturalistes; ils acceptèrent les synthèses partielles que Cuvier, de Blainville, Geoffroy Saint-Hilaire, Agassiz, Richard Owen, de Baer et Jean Müller avaient déjà réalisées, mais ne surent ni les étendre ni les féconder.

Une autre cause a également contribué à retarder l’avènement de l’histoire naturelle synthétique. S’appuyant sur les trois règnes organisés vivans et sur l’embryologie, la paléontologie, la géologie, la biologie, l’anatomie et la morphologie comparées, elle exige pour être comprise une connaissance générale des sciences positives. Le rapprochement des faits empruntés à ces différentes sciences suppose aussi certaines habitudes intellectuelles : la comparaison, la réflexion, l’esprit de déduction et de généralisation; il n’exclut pas, tant s’en faut, l’imagination scientifique, qui, toujours dirigée par l’observation, peut s’élever au-dessus des apparences pour pénétrer jusqu’à la réalité des phénomènes. Ces connaissances, ces qualités, ne sont jamais réunies chez un seul homme : il n’en est point qui ne sente douloureusement les lacunes de son savoir individuel, et ne fasse effort pour embrasser et juger ce grand ensemble; toutefois quelques notions générales et la connaissance plus particulière de l’une ou de l’autre des branches de l’histoire naturelle permettent de saisir l’ordonnance de l’édifice.

Une heureuse réunion de facultés éminentes et de circonstances favorables avait préparé Charles Darwin à réaliser la synthèse des sciences naturelles, révolution comparable à celle que Newton a opérée dans les sciences exactes. Préparé par des études générales, Darwin accomplit sur le Beagle, commandé par le capitaine Fitzroy, un voyage de circumnavigation qui dura cinq ans. Le voudrait-il, un naturaliste voyageur ne saurait rester spécial. En effet, suivant les contrées qu’il visite, c’est tantôt la géologie, tantôt la zoologie, tantôt la botanique qui deviennent les sciences maîtresses, captivent son attention et provoquent ses recherches. En vue des îles à coraux de l’Océan-Pacifique, Darwin ne pouvait pas rester indifférent au problème de leur formation; dans le détroit de Ma-