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dans le concert de la société européenne. Peut-être y a-t-il quelque j à-propos à étudier un tel livre en ce moment sans aucun parti-pris, et à ne lui demander que les enseignemens qu’il contient.

A vrai dire, l’antiquité ne nous a pas laissé beaucoup de monumens plus graves pour l’histoire générale, au double point de vue moral et politique, que ce petit écrit d’une vingtaine de pages où se résument les observations de Tacite sur les mœurs et le rôle futur de la Germanie. Plusieurs motifs d’un pressant intérêt se réunissent pour en accroître la valeur. L’ancienne Rome, à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne, est engagée dans une lutte qui va décider de ses destinées, déjà chancelantes; les peuples qui ont ouvert cette lutte contre elle sont jeunes, pleins de sève, doués d’un génie original destiné à exercer une grande influence dans l’œuvre prochaine de la civilisation : issus du même tronc que les peuples classiques, mais non pas de la même branche, venus d’Orient à une autre époque et peut-être par de tout autres chemins, ils apportent un différent trésor de sentimens, d’idées et de souvenirs. Enfin l’observateur, à la veille d’une fusion entre ces deux mondes, est l’historien philosophe duquel Montesquieu a dit, précisément au sujet de ce court volume, qu’il a tout résumé parce qu’il a tout vu. Ce n’est pas à l’Allemagne seulement, c’est à l’Europe moderne que Tacite a légué ce livre d’or de ses origines[1], puisque tout entière elle s’est ressentie du contact des barbares. Croit-on que leurs héritiers se retrouvent uniquement aujourd’hui sur les bords du Rhin, de l’Elbe et du Danube? Ce serait oublier et le puissant génie anglo-saxon et le mélange de nos propres origines. A le bien étudier, on peut lire dans l’ouvrage de Tacite le testament de la vieille société à côté des titres de la société future, tant il est vrai que nul des principaux traits, sur une vaste scène, n’a échappé à l’historien. Quiconque veut se rendre compte des anxiétés qu’inspirait aux bons citoyens de Rome la décadence de l’époque impériale doit en chercher ici le vivant reflet; quiconque veut surprendre les premiers linéamens du monde nouveau doit étudier ici dans leurs germes les institutions du moyen âge. Tacite nous éclaire à la fois sur l’antiquité et sur les temps modernes; il nous montre d’une part certains abîmes de la société romaine, qu’il ne contemple lui-même qu’avec terreur, et il soulève le premier devant nos yeux un coin du voile qui couvre encore les destinées des peuples barbares.

Avec un si vaste horizon, avec une telle carrière offerte au progrès incessant de la critique et de la science, l’étude d’un pareil livre n’est jamais achevée. Les conquêtes de la philologie comparée

  1. Le plus grand nombre des manuscrits ou anciennes éditions de l’ouvrage de Tacite, dus à l’Allemagne, s’accordent à ajouter au titre ces mots : libellus aureus.