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grief sérieux et dont lui-même sent bien l’importance. Dans un entretien que nous eûmes avec Gœrgey à Vienne en 1869, il exprima son étonnement d’avoir été épargné après Vilagos. « J’avais pensé être le premier pendu, disait-il, et j’aurais dû l’être. » Témoin dans sa propre cause, il pourrait être suspect ; mais plusieurs hommes distingués, d’un patriotisme et d’une sévérité incontestables, lèvent les épaules lorsqu’ils entendent dire que Gœrgey est un traître. Il a pourtant mérité un grave reproche ; il a écouté ses passions lorsqu’il ne fallait écouter que la voix désespérée de la patrie. Plus que l’ennemi, Kossuth était l’objet de son aversion ; non-seulement la popularité du grand orateur lui faisait ombrage, mais il y avait entre ces deux hommes l’antipathie, que nous connaissons trop maintenant, de l’officier régulier contre l’improvisateur militaire. La cause magyare a beaucoup souffert de ces discordes ; il n’en faut pas moins regretter que la poésie, comme la rumeur populaire, ait dans son excusable rancune dépassé de beaucoup la vérité.

Cependant un régime de réaction à outrance pesait sur la Hongrie, et les chansons patriotiques devenaient rares. Au lieu de choisir quelques pièces entre mille, nous aurons peine maintenant à en trouver un petit nombre qui soient consacrées au deuil de la nation vaincue. Il en est une bien significative pour qui a pu apprécier la passion musicale des Magyars, — leur goût pour les tsiganes, ces musiciens ambulans qui sont en Hongrie les compagnons nécessaires des joies publiques et des joies de la famille. Demander au tsigane de se taire, au moins de ne pas jouer la marche de Rakoczy, le grand air national, c’est le signe d’une profonde tristesse, a Ne joue pas, tsigane, cet air célèbre de Rakoczy. Mon cœur souffre, comme s’il allait se rompre, lorsque je l’entends. Fais-moi entendre plutôt ton violon plaintif, écho de nos tristes âmes. Quand la fiancée est morte, il faut enterrer profondément sa couronne de mariée. — A quoi bon un chant lorsque l’épée magyare est brisée ? Celui qui dort dans le tombeau, que lui fait la musique d’un tsigane ? »

Les douleurs privées s’exprimaient quelquefois comme les douleurs publiques. La pauvre fille, la pauvre mère, dont nous avons entendu tantôt les fermes accens, tantôt les paroles entrecoupées de larmes, n’avaient pas toujours ce dernier bonheur de visiter le tombeau du honvéd. « Au bout du village est le cimetière avec de modestes croix de bois. Plusieurs jeunes filles sortent du village et s’approchent du tombeau chéri. Seule, une jeune fille triste, aux vêtemens sombres, ne trouve rien. Elle est pâle comme un lis brisé ou comme un monument funèbre élevé par la douleur. — Pauvre jeune fleur abattue, je vois quel est ton chagrin : tu cherches le