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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

qui exploite le sol ou l’industrie et celui qui les tient sous sa garde. Quel parti prendre alors et qu’opposer à cela ? Comment vaincre cette résistance passive ? Les moyens de police, on en a usé et abusé ; les promesses, on n’y croit plus ; l’intimidation, ce serait se tromper d’adresse avec des cœurs si résolus ; la camaraderie militaire, elle est à naître, et avec le petit nombre d’Alsaciens enrôlés elle ne naîtra pas de longtemps. Que d’échecs en perspective ! et ce serait presque à désespérer d’une conversion même superficielle, si des esprits à ressources n’avaient songé à un autre agent qui dompte les sentimens les plus rebelles, l’esprit de spéculation.

Personne n’ignore quels ravages l’esprit de spéculation a faits en Allemagne : c’est le dernier de ses triomphes, et c’est le seul dont nous ayons à la féliciter ; c’est aussi le seul soulagement qu’elle ait procuré à la France, qui en a si longtemps souffert. Les hommes d’affaires nous ont en partie quittés pour transporter leur industrie sur ce nouveau théâtre. C’est notre or, paraît-il, qui les attire et grise aussi les populations d’outre-Rhin. L’or a son ivresse comme la gloire. Toujours est-il que jamais fièvre ne fut mieux caractérisée ; voici quinze mois au moins que Berlin et Francfort semblent avoir pris les fonctions de commanditaire à titre universel[1]. On compte en Italie cinq ou six entreprises qui ont mis leurs offres à profit sans compter des projets à l’état d’instruction ; on en connaît d’autres en Espagne, d’autres en Autriche et en Hongrie ; on va glanant partout sur les traces d’un célèbre capitaliste belge qui, chargé d’un trop lourd bagage, a tristement succombé sous le poids, Comment, dans ces débauches de la spéculation, n’aurait-on pas songé à l’Alsace ? Un pays riche, une contrée de choix, une acquisition toute récente ! Que de motifs pour vider de ce côté les fourgons de l’indemnité de guerre ! On l’a proposé du moins, et quelques comptoirs financiers ont servi, à ce qu’il semble, de porteurs de paroles. Il s’agissait de transformer de grandes manufactures,

  1. Un journal de Berlin, le Berliner Boersenseitung, a publié dans son numéro du 29 septembre dernier la liste des établissemens de crédit qui ont été fondés dans cette ville pour prêter les mains à des combinaisons de spéculation industrielle ; il y a même ajouté le bénéfice présumé de chacun de ces établissemens. Nous donnons ces renseignemens sous toute réserve et sans commentaire. Voici les noms et les annotations des journaux : Berliner Holz-comptoir, premier semestre, 30 pour 100 ; — Disconto-Commandit, dividende pour 1872, 30 pour 100 ; — Elbinger Fabrik, gain déjà réalisé, 300 000 thalers ; — Léopolds-Hall, 20 pour 100 pour tout l’exercice ; — Birkenwerder Aktien, dividende certain, 30 pour 100 ; — Central-Bank, dividende, 20 pour 100 — Disconto-Commandit, 86 pour 100 ; — Nordend-Aktien, 200 thalers par action ; — Elbinger Aktien, 25 pour 100 ; — Hamburger Wagenhall, 25 pour 100 ; — Bauverein Born, 40 pour 100. — Dividendes, primes, ce sont les mêmes folies que chez nous naguère ; on sait où elles aboutirent.