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Il n’eut jamais, quant à lui, la pensée de ces prodigieuses péripéties dont on flattait bientôt l’imagination publique, de ces irruptions foudroyantes sur les lignes allemandes, que sais-je encore ? peut-être d’une marche en pleine Allemagne. Ce qui lui semblait possible et réalisable, c’était de forcer d’abord l’ennemi à quitter les contrées envahies de l’est, Dijon, Gray, Vesoul, la Saône, de manœuvrer de façon à faire lever le siège de Belfort, et, cela obtenu, on pourrait aller tenter la fortune des armes du côté de Langres.

Même ramenée à ces termes, l’expédition offrait toujours assurément de sérieuses difficultés. Pour l’accomplir, Bourbaki allait avoir à sa disposition le 18e et le 20e corps qu’il emmenait avec lui, un 24e corps qui venait de s’organiser à Lyon sous le général de Bressolles, plus la division Cremer, qui, pendant ces délibérations mêmes, livrait la bataille de Nuits, et une réserve sous les ordres d’un officier de marine distingué, M. Pallu de la Barrière. Le 15e corps, appelé quelques jours plus tard seulement dans l’est, restait provisoirement autour de Bourges et de Nevers. Cette armée était considérable sans doute, elle l’était surtout en apparence ; elle ne comptait pas cependant les 150,000 hommes qu’on lui a libéralement attribués si souvent. En réalité, à son arrivée dans l’est, Bourbaki avait 101,000 hommes, et dans le nombre il y avait bien 35,000 bons soldats capables de faire une campagne sérieuse. Le reste n’avait ni habitude de la guerre, ni cohésion, ni discipline. C’était là justement ce qui préoccupait Bourbaki dans ces cruelles heures, ce qui le remplissait de perplexités jusqu’à la dernière minute. On raconte qu’au moment où se tenait le conseil décisif et où Bourbaki semblait hésiter encore avant de se lancer dans une telle affaire, on vit entrer tout à coup le général Clinchant, qui était, lui aussi, un prisonnier de Metz échappé de la captivité, et qui venait prendre le commandement du 20e corps. « Tenez, aurait dit Bourbaki, voilà Clinchant, je le connais ; s’il pense que nous pouvons marcher, je me fie à lui, j’accepte. » Le général Clinchant qui arrivait plein d’ardeur, impatient d’action, n’hésitait pas à se prononcer pour l’entreprise, à combattre les derniers doutes du commandant en chef. — « Eh bien ! aurait répondu Bourbaki, tout est dit, c’est entendu, marchons ! »

On était donc décidé, et, quoique tardive, quoique difficile, l’expédition de l’est pouvait réussir. Le succès dépendait, à vrai dire, de ce qu’on ferait pour préparer et assurer l’exécution du plan qu’on avait conçu. On entrait dans une voie où il fallait tout prévoir, même l’imprévu, à plus forte raison ce qu’il était si facile de pressentir, les difficultés d’approvisionnement, la possibilité d’une diversion de l’ennemi venant par l’ouest au secours de Werder, rejeté vers les Vosges. Bourbaki n’était pas assez inexpérimenté pour se jeter à