musulmane. De tous les conquérans qui ont ravagé le monde, les Turcs ont été incontestablement les plus malfaisans. Partout où ils ont passé, ils ont flétri les âmes et rendu le sol stérile. Les récits des voyageurs du XVIIe et du XVIIIe siècle ne nous entretiennent pas des souffrances des Grecs ; ils nous ont transmis le plus triste tableau de leur abaissement.
Les successeurs de Mahomet II n’avaient rien négligé pour abattre l’orgueil des vaincus. Ils voulaient des populations humiliées pour avoir plus sûrement des populations soumises. La distinction entre les chrétiens et les mahométans s’étendait aux moindres minuties. Un chrétien ne pouvait porter que des vêtemens et des coiffures de couleurs sombres. Il devait peindre sa maison en noir ou en brun foncé. S’il tuait un musulman, fût-ce pour sa défense, s’il frappait un shériff, c’est-à-dire un de ces descendans de Mahomet que distingue encore le turban vert, — et il y a des milliers de shériffs dans certaines villes de l’Orient, — il était le plus souvent mis à mort sans jugement et sur place. La plus juste querelle avec un croyant l’exposait tout au moins à une forte amende et à la bastonnade. Son témoignage était sans valeur devant la justice. C’est à peine si deux témoins chrétiens pouvaient espérer compter pour un seul. Ni les joies de la famille, ni un tranquille bien-être, ni l’exhibition même d’un faste insolent, n’étaient incompatibles avec cette situation dégradée. Gouvernés par leurs prêtres, taxés et administrés par leurs primats, « grands parleurs, grands railleurs et marchands très accorts, » les Grecs, s’ils n’avaient aucune liberté politique, n’en jouissaient pas moins des plus amples franchises municipales. Exempts du service militaire depuis que les musulmans avaient tenu à en assumer tout le poids, ils avaient des loisirs, et ces loisirs, ils les employaient « à boire et à festiner. » Quant à leurs femmes, « pompeuses au possible, vêtues d’étoffes de soie, la gorge découverte, les bras chargés de bracelets d’or, » elles allaient par les rues, traînant leurs mules brodées, sans songer à gémir d’être « esclaves du Turc, » et plus fières « de toute cette bravade » que honteuses de leur servitude.
Comment une telle résignation ne parvint-elle pas à désarmer la rigueur des sultans, et par quel excès d’ombrage le divan osa-t-il à diverses reprises concevoir le projet d’exterminer un peuple qui payait si régulièrement chaque année le droit d’exister ? Le karatch, cet impôt de capitation que le Koran exige du vaincu qui veut rester rebelle à la foi musulmane, constituait le principal revenu du trésor public. Les Grecs s’y étaient soumis sans murmure, et continuaient de l’acquitter sans se plaindre. Pendant longtemps, ils ne vécurent pas moins que par une tolérance tacite, sous la menace constante du fetva, qui pouvait les faire brusquement disparaître de la surface