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endroit également immatériel… » Ma mère lut ce passage deux ou trois fois, et jeta le livre. Quelques jours plus tard, nous reçûmes la nouvelle que le mari de sa sœur était mort. Elle partit aussitôt, m’emmenant avec elle. Bien que ma mère ne se proposât de rester chez sa sœur qu’une semaine au plus, ce ne fut qu’à la fin de septembre que nous pûmes revenir chez nous.


III.

Le premier mot que me dit mon valet de chambre Procope, qui était aussi mon chasseur, fut que les bécasses étaient arrivées en grande foule, et qu’elles étaient surtout nombreuses dans le petit bois de bouleaux près de Ieskovo, le domaine de Kharlof. Nous avions encore trois heures jusqu’au dîner. Je saisis mon fusil, ma carnassière, et, me faisant accompagner par Procope et mon chien d’arrêt, je partis en courant pour Ieskovo. Nous y trouvâmes en effet beaucoup de bécasses, et, sur une trentaine de coups tirés, nous en tuâmes cinq ou six. Me hâtant de revenir avec mon butin j’aperçus près de la route un paysan qui labourait. Son cheval s’était arrêté, et lui, avec force jurons et même des larmes à travers, secouait violemment la corde qui servait de bride à son cheval, dont il avait presque tordu le cou. Je jetai un regard sur la malheureuse haridelle dont les côtes semblaient crever la peau, tandis que ses flancs, inondés de sueur, se soulevaient et retombaient par secousses irrégulières comme un vieux soufflet de forge. Je reconnus sur-le-champ, à sa cicatrice sur l’épaule, la vieille jument étique qui pendant tant d’années avait voituré Kharlof. — Est-ce que Martin Pétrovitch ne serait plus en vie ? — demandai-je à Procope. La chasse nous avait si complètement absorbés tous deux que jusqu’à ce moment nous n’avions pas parlé d’autre chose.

— Non, il est vivant, répondit Procope. Pourquoi le demandez-vous ?

— Mais c’est bien son cheval, répliquai-je ; l’aurait-il vendu ?

— En effet, ce cheval était à lui. Il ne l’a pas vendu, on le lui a pris pour le donner à ce paysan-là. Bien des choses se sont passées en votre absence, ajouta-t-il avec un léger sourire et comme pour répondre à mon regard étonné. — Et quelles choses, grand Dieu ! C’est maintenant M. Slotkine qui est le maître.

— Et Martin Pétrovitch ?

— Oh ! Martin Pétrovitch est devenu comme qui dirait le dernier des hommes. Il ne mange que du sec et du froid. Il ne compte plus pour lien ; un de ces beaux matins, on le chassera de la maison.

L’idée qu’on pouvait chasser un pareil géant ne pouvait pas