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un « grand jour. » Yih s’était rendu en personne sur le lieu des exécutions, afin de voir ses bourreaux à l’œuvre. Pour fêter la présence d’un tel personnage, on avait condamné trois officiers rebelles à la mort lente. Je m’enfuis sans attendre le moment de leur supplice, saturé d’horreurs, pour ainsi dire, après avoir assisté à l’exécution d’une trentaine de coupables vulgaires. L’apathie des victimes et l’indifférence des bourreaux étaient également remarquables ; la vie humaine ne semblait avoir de valeur ni pour les unes ni pour les autres.

Les événemens de cette époque sanglante devinrent un sujet qui s’imposait constamment aux entretiens de notre petite communauté. L’homme trouve dans sa faiblesse même le moyen de résister au dégoût de la vie que le spectacle continu de la souffrance fait naître. La sensibilité s’émousse, les émotions que l’on éprouve sont de moins en moins vives ; on finit presque, c’est triste à dire, par s’habituer à l’horrible ; mais le cœur se refroidit en même temps pour les joies de l’existence. Quant à moi, sous la double influence d’un climat délétère et des événemens que je viens de raconter, ma bonne humeur d’autrefois avait disparu ; j’étais devenu morose, irritable, enclin aux idées noires. Le médecin qui me soignait depuis quelque temps, et auquel ces symptômes étaient familiers, ne cessait de me conseiller un voyage en Europe. Mes affaires étaient liquidées, je convertis ce qui me restait d’argent comptant en traites sur Londres, et, disant « au revoir » à mes connaissances de Hongkong et de Canton, je m’embarquai muni d’un nombre considérable de lettres d’introduction pour les parens et amis de mes compagnons d’exil.

Je n’avais pas de projet bien arrêté en partant pour l’Europe. Mon intention était de me distraire ou plutôt de prendre du repos ; je me sentais las et ennuyé. Les divertissemens des grandes villes, théâtres, concerts, bals, soirées, ne me tentaient guère. Je n’avais que trente ans ; mais je paraissais plus âgé, l’indépendance et la solitude m’avaient vieilli. La fréquentation continuelle des étrangers, l’absence des relations de famille, la privation de la société des femmes, m’avaient rendu sérieux et réservé. En voyage, il me vint l’idée d’aller consulter un médecin en renom, et, sauf avis contraire, de me faire envoyer dans quelque ville d’eaux point trop fréquentée. Là j’espérais recouvrer la santé ; le reste était sans importance.

Pendant la traversée d’Alexandrie à Marseille, je passai bien des heures à m’imaginer la joie du retour sur la terre natale ; de très bonne foi, je me figurais que cette joie serait immense. Je me rappelais de vieilles chansons dans lesquelles on parlait de pauvres exilés rentrant chez eux après une longue absence. Tout cela s’évanouit comme un songe au moment où je débarquai. Un instant