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dignement et avec vérité la ressemblance du royal coupable qui est devenu le type même de la pénitence.

Tel est ce groupe mémorable de sculptures qui montre à quel point de liberté et de perfection l’art s’était déjà élevé dans les Flandres, alors que la renaissance avait à peine commencé sérieusement pour l’Italie, et qu’on remarque encore chez tous les autres peuples de l’Europe cette maladresse de la main et cette incertitude de l’œil qui distinguent l’enfance. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que jusqu’à ce jour ces sculptures n’ont pas été placées à leur rang véritable, ni louées des connaisseurs autant qu’elles le méritent. Peut-être les pensées très étroitement théologiques qu’elles expriment leur ont-elles nui de plus en plus à mesure qu’on s’est éloigné de ces âges où la religion était tout, car, pour en apprécier pleinement la profondeur et pour en goûter le charme mystique, il est nécessaire de suspendre un moment en soi tous ses souvenirs et de concentrer son âme tout entière sur le sujet de la religion, et non pas de la religion entendue à la façon latitudinaire de notre siècle, mais entendue dans le sens strict de l’orthodoxie catholique. Or cette condition n’est pas sans exiger quelque effort et une certaine souplesse lorsqu’on la réclame d’esprits dont la faculté d’admirer aussi large que peu simple est difficilement propre à s’arrêter sur des œuvres dont l’inspiration n’est pas en quelque sorte multiple, c’est-à-dire capable de donner au contemplateur plusieurs émotions à la fois. Aussi croirais-je volontiers que les plus sincères et les plus enthousiastes admirateurs qu’elles aient eu ont été ceux qui les virent pour la première fois, car leurs âmes à ceux-là étaient encore simples, et ces statues leur représentaient des pensées qui leur étaient familières, qui faisaient l’objet de leur sérieuse préoccupation. Ces sculptures en effet semblent avoir été à leur apparition très appréciées du public religieux pour qui elles furent faites, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est qu’elles ont été reproduites sous forme de figurines sur un de ces beaux retables de la chartreuse de Philippe le Hardi qui sont aujourd’hui déposés au musée de Dijon.

Le tombeau de Philippe le Hardi, de ce même Claux Slutter, surprend autant par la perfection minutieuse du travail que les sculptures du puits de Moïse par la liberté de l’exécution. La statue de Philippe, presque de grandeur naturelle, est étendue sur une table de marbre noir : il est revêtu de ses ornemens princiers ; derrière sa tête, deux anges présentent son casque à cimier de fleurs de lis qu’ils viennent de lui enlever, dirait-on, comme une coiffure dont il n’a plus que faire dans le royaume de paix où il est entré, et qui d’ailleurs serait gênante pour dormir le sommeil de l’éternité. Cette statue est peinte, et les couleurs lui communiquent quelque chose