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puissance, et cette créature néfaste (il accouche du mot), ce fatale monstrum reste à ses yeux une femme de génie.

Sur sa beauté, Horace pas plus que Virgile n’insiste ; mais quand on vous parle toujours de la grâce et du charme d’une femme, quand vous la voyez enguirlander, asservir à son gré tous les maîtres du monde, il en faut cependant bien conclure que cette femme était belle, disons mieux, qu’elle était pire. « Hélène du Nil, » Plutarque l’appelle de ce nom, ce qui prouve beaucoup et ne prouve rien, car, si les conditions d’origine et de climat, si les facultés de l’âme et de l’intelligence sont un indice, il est certain que la fille de Léda, nature impersonnelle, passive, et la fille des Lagides, activité, lumière, flamme, orage, ne devaient pas plus se ressembler au physique qu’elles ne se ressemblent au moral. Sous quels traits se la figurer ? Pas un document vraisemblable ; nous n’avons que les gigantesques dessins hiératiques de Denderah, d’horribles médailles où le connu permet de juger l’inconnu, et qui trahissent leur mensonge par ce qu’elles nous montrent au revers de la belle tête d’Antoine grossièrement caricaturée. M. de Prokesch-Osten, parlant du colossal profil du temple égyptien, croit y voir, à travers le système conventionnel, des signes attestant une grande beauté. « Cléopâtre est représentée en Isis, superbe, séduisante au plus haut-degré ; pour l’harmonie, l’abondance de l’ensemble, la beauté « physique, c’est elle. » Et l’ingénieux amateur, captivé davantage encore par les divers portraits placés au-dessus de l’image énorme, ajoute, non sans une pointe de madrigal : « Il me suffit de contempler cette Cléopâtre pour comprendre la faiblesse d’un César ! La coiffure a beaucoup d’élégance et de distinction, les cheveux nattés en filet sur la tête pendent sur la nuque et les épaules en tresses nubiennes ; le visage est noble, fin, altier, une aile se déploie à chaque tempe, et sur le front se dresse un petit serpent ; le sein, les bras sont nus, richement ornés de joyaux ; une ceinture presse la taille au-dessous de la gorge et maintient la tunique étroite qui descend jusqu’à la cheville. Pour le dessin de étoffe, on dirait des écailles d’argent ; aux pieds brillent aussi des bijoux comme en porte encore aujourd’hui la femme arabe. »

Les belles dames de la fronde ne sont pas les seules qui aient su inspirer des passions d’outre-tombe. J’ai connu jadis à Vienne le baron de Prokesch, c’était un amoureux de Cléopâtre. Mon premier mouvement serait donc de me défier de son impression et d’y voir plutôt le rêve d’un idéaliste qui se monte la tête devant une informe ébauche ; mais la science purent simple ne tient pas un autre langage. M. Rosellini, dans son ouvrage sur les monumens d’Égypte et de Nubie, admet la possibilité d’une certaine notion conjecturale