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compagnie, d’autres soutenaient vivement le maître dans son œuvre de régénération. Cependant, avec une persistance et une fermeté qui l’étonnèrent lui-même quand plus tard il s’en souvint, le maître fit peu à peu sortir Mliss des ténèbres de sa vie passée, comme si elle eût tout naturellement avancé sur le sentier étroit où il l’avait laissée au clair de la lune le soir de leur première entrevue. Se rappelant l’expérience de l’évangélique Mac Snagley, il évita soigneusement l’écueil contre lequel sa foi naissante avait fait naufrage par la faute d’un pilote maladroit. Si dans le cours d’une lecture elle tombait sur les paroles qui ont élevé ses pareils au-dessus des plus mûrs, des plus sages et des plus prudens, si elle apprenait quelque chose d’une religion qui est symbolisée par la souffrance, et que l’ancienne flamme de mauvais augure s’adoucît dans ses yeux, ce n’était jamais sous forme de leçons que la vérité lui était présentée. Quelques-uns des colons parmi les plus humbles avaient rassemblé une petite somme qui permit à Mliss la déguenillée de porter désormais les habits d’un être décent et civilisé, et souvent un rude serrement de main, un mot d’approbation de la part de quelque ouvrier à chemise de laine faisait monter une rougeur vive au visage du jeune maître, qui se demandait s’il méritait bien ces témoignages d’estime.

Trois mois s’étaient écoulés depuis l’époque de leur première rencontre, et le maître travaillait tard un soir à ses sentencieux exemples, quand Mliss frappa de nouveau à la porte. Elle était convenablement vêtue, elle avait le visage propre, et, sauf les longs cheveux et les brillans yeux noirs, il ne restait plus rien peut-être qui rappelât sa première apparition.

— Êtes-vous occupé ? demanda-t-elle. Pouvez-vous venir avec moi ? — Sur sa réponse affirmative, elle ajouta du ton impérieux d’autrefois : — Venez vite alors ! Ils sortirent ensemble dans l’obscurité. Comme ils atteignaient la ville, le maître lui demanda où elle allait.

— Voir mon père, répondit-elle.

C’était la première fois qu’il l’entendait lui donner ce nom filial ou même l’appeler autrement que « le vieux Smith, » ou plus brièvement « le vieux. » C’était la première fois depuis trois mois qu’elle en eût parlé seulement, et le maître savait qu’elle s’était tenue éloignée de son père depuis son grand changement. Comprenant d’après le ton de sa réponse qu’il serait inutile de la questionner davantage, il la suivit passivement. Dans des lieux écartés, dans des cabarets, des tripots, des salles de danse, le maître entra précédé par Mliss pour sortir aussitôt avec elle. Au milieu de la fumée de tabac, du tumulte et des blasphèmes de ces bouges, l’enfant, tenant la main du maître, semblait chercher quelque chose,