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sympathiser avec les épreuves de l’homme ; il s’agit d’un certificat d’absolution quant aux idées et d’une explication tout à fait atténuante quant aux excès de langage. Il déclare que ce livre n’a pas été réfuté, il dit qu’il n’aurait pas lui-même parlé de Proudhon dans les termes où il le fait, s’il avait cru que ce soit là un ouvrage « fatal, funeste, sans valeur philosophique, » et il ajoute : « Il était loin sans doute d’avoir abattu les murailles et d’avoir pris la place d’assaut. mais il y avait pratiqué à coups de bélier de larges brèches difficilement réparables. » Puis cette explication tout indulgente du terrible mot sur la propriété : « le Jurassien Proudhon avait naturellement en lui, et il tenait peut-être de son pays natal, une veine de crânerie provocante. » Nous le croyons volontiers ; mais enfin voici des propriétaires que Proudhon pousse l’épée dans les reins et qu’il veut forcer à restituer ! Voici des économistes, des publicistes qu’il harcèle sans pitié, dont il se moque autant que Molière de Pancrace et de Marphurius, et qu’il prétend convaincre de n’avoir débité que des pauvretés, et on leur dit : Que voulez-vous ? c’est un Jurassien ! — Vous êtes des spoliateurs. — Jurassien ! — Vous êtes des sophistes, des complices du capital. — Jurassien ! — Qui eût jamais cru que cette qualité conférât tant de privilèges ? Et si des intérêts lésés, inquiétés, si des amours-propres offensés ont peine à se contenter de l’explication, croit-on qu’elle paraîtra plus satisfaisante à une intelligence plus froide et plus rassise ? Et sera-t-elle aussi bien édifiée par cette autre explication, « qu’il avait à se faire écouter, à se faire jour, à soulever, comme Encelade, son Etna ? » — Eh ! nous nous soucions bien qu’il se fasse écouter et qu’il soulève son Etna ! diront ceux qui sont placés sous la montagne près de s’écrouler et qui ont la crainte d’être écrasés sur place. Tout cela est fort bourgeois, nous en convenons ; mais après tout on conçoit que les gens regardent à deux fois avant de servir de cible aux crâneries provocantes des nouveaux Encelades socialistes, fussent-ils nés dans le Jura !

Et Proudhon le savait bien. En lançant au milieu de cet amas de matières combustibles un projectile terrible, il n’en ignorait pas les effets incendiaires. Il n’avait pas ce calme, cette parfaite sécurité qu’on paraît croire. Que signifie en effet cette phrase que nous trouvons dans une des lettres avant la publication du célèbre mémoire ? « Je ne puis y penser sans un frémissement da terreur… J’éprouve les mêmes palpitations qu’un Fieschi à la veille de faire partir une machine infernale. » Est-ce que ces lignes-là ne méritaient pas autant que bien d’autres d’être soulignées et commentées ?