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II

Le mémoire, paru en juin 1840, fut loin d’obtenir ce succès populaire que Proudhon prédisait, qu’il espérait en en redoutant presque l’éclat, quand il se faisait à lui-même l’effet de dresser une machine infernale intellectuelle. L’ouvrage fut connu d’un certain nombre d’esprits sérieux. Les uns le lurent avec colère, n’y virent qu’un brandon de communisme ; d’autres furent surtout frappés du talent, de l’habileté de la discussion, et tinrent compte à l’auteur du probe et viril accent de quelques-unes de ces pages. Parmi ceux-ci se trouvaient des économistes distingués, — qu’on ne s’en étonne pas ; les savans aiment mieux être discutés et malmenés que passés sous silence. Proudhon relevait l’importance de l’économie politique par la vivacité même de ses attaques. Quant à l’académie de Besançon, « sa marraine, » elle se fâcha, elle menaça de retirer la pension. Proudhon, selon sa manière habituelle, montra les dents ; il n’était pas homme à ne pas se défendre, ayant raison ou tort. Il visita plusieurs de ses juges, ridiculisa ceux qui se montraient les plus mal disposés, eut l’art de mettre le préfet lui-même dans son parti sous prétexte que ce qu’on lui reprochait ne dépassait pas la mesure d’une discussion purement scientifique. Sur un point d’ailleurs, il pouvait plaider sa cause avec une entière vérité ; il ne demandait pas la chute du gouvernement. Il attendait peu de la république immédiate. Il détestait cordialement le National, qui le lui rendait ; il faisait peu de cas de M. de Lamennais comme penseur, et ne voyait que déclamation dans sa rhétorique démagogique. Sans doute il fit valoir ce point de contact qu’il avait avec les conservateurs. Bref, il réussit à persuader à ceux qui voteraient contre lui qu’ils passeraient pour des sots ; la pension fut maintenue. D’ailleurs il ne rétracta rien ; sa défense fut encore plus outrage use pour la propriété que son mémoire. Cette affaire tient une assez grande place dans sa correspondance. Proudhon attache, à ses 1,500 francs, sa ressource unique pendant longtemps, une importance suprême. C’est son pain qu’il défend. Il s’étonnait au reste de trouver des amis même dans le camp des intérêts qu’il avait particulièrement attaqués. « En général, écrit-il (19 août 1840), les dévots, les avocats et les littérateurs purs m’en veulent ; les commerçans, banquiers, usuriers, gens de négoce et de commerce, m’applaudissent ; l’aurais-tu deviné ? Déjà au temps de Jésus-Christ les publicains se trouvaient plus près du royaume de Dieu que les pharisiens et les docteurs. » Très préoccupé d’un second mémoire, il ne songe pas à s’assurer quelque situation qui lui donne les moyens de vivre. Il part